Le Bituron (Chant XIV)

Publié le par Jovialovitch


 

1.


     Le Bituron avait le visage purpurin, le teint pâle et l'âme pure. Une coiffure dionysiaque irriguait son crâne à la parfaite architecture ; dans ses yeux se lisait la dureté et l'ivresse, dans sa bouche s'esquissait le triomphe et les tocades incessantes de son cœur surhumain. Sa voix passait pour la plus lyrique de toutes et son caractère était celui d'un aristocrate. Déjà Aïdigalayou le prenait pour un dieu vivant, bien que l'honneur et la modestie interdisaient au génial personnage de céder à de pareils éloges. Pour se montrer homme, Le Bituron interrogea Aïdigalayou :  « Et d'où viens-tu vénérable Aïdigalayou au sourire si étrange ? » Et celui-ci de répondre : « C'est là-bas, dans une lointaine montagne des Carpates sublimes que je vivais, au sommet d'un pic que tous nomment Pic de la Gaudriole en mon honneur, moi qui jamais ne fut autre qu'un hilarant, un audacieux, et un digne individu. C'est dans une solitude implacable que je vivais car je m'étais accoutumé fort bien à ne pas vivre parmi les hommes de ces villes par trop sordides et impuissantes. Mais voilà qu'un jour d'Italie, un homme me vint rencontrer ; il disait qu'il avait été pierre, puis arbre, et Dante aussi, mais que maintenant il était devenu Jovial. Ce fut une joie de l'accueillir, et nous vécûmes bien des journées ensemble, et puis des longues soirées d'hiver jusqu'au jour où il décida de me quitter et de retrouver sa vieille Italie, le soleil sa Florence, qu'il avait abandonné comme Ulysse loin d'Ithaque. Depuis ce jour je me promis d'aller à la recherche de mon disciple ; et je passais par bien des endroits jusqu'à ce que mes pieds ailés me conduisent ici, chez toi, Ô grand Bituron ! »



2.


     A ces mots Le Bituron s'esclaffa car jamais encore il n'avait rencontré un homme qui lui inspira autant d'ardeur. Restez dont chez moi Aïdigalayou, vous serez mon hôte autant de temps que vous le désirerez, nous avons bien des choses à nous dire, nous qui aimons hanter le monde comme deux spectres riants. D'ailleurs suivez-moi, allons à travers la ville pour voir ce qui s'y passe. Et ils sortirent, tous deux, accompagnés par un soleil qui semblait les éclairés seuls. Où m'emmènes-tu demanda Aïdigalayou ; dans le vacarme ! répondit Le Bituron qui ensuite s'esclaffa à nouveau, bruyamment.


3.


     Ils passèrent tous deux dans bien des rues remplis d'hommes qu'Aïdigalayou abhorrait. Le Bituron préférait encore saluer ses contemporains pour les insulter ensuite de tous les noms, dans une jubilation odieuse qui mettait autour des deux personnages, une aura suprême dont il était impossible de ne pas voir la force. Un homme vint saluer Le Bituron ; son nom était Marius : Marius, je suis Marius, disait-il. Quand il fut parti Le Bituron entra dans une colère folle : « Ignoble petit vaurien ! Sa tête est celle d'un contrefait ! Vous avez vu n'est-ce pas ; ses oreilles débiles et sa mèche adventice, et son corps famélique, cet homme est incapable de rien ; il est malade je vous dis ; ... » et puis il cessa car on entrait dans une rue singulière qui retint toute l'attention du Bituron qui se mit à prêter l'œil à tout ce qui se passait. Le Bituron avait en fait une haine farouche pour tout ce qui ressemblait à de l'échec, il l'avait en horreur et c'est pour cela qu'il était tout à la fois d'une exigence unique et d'une intransigeance première. Mais là, dans cette rue, il semblait pareil à un fidèle dans une église ; son respect était d'une piété confondante. Aïdigalayou ne disait plus rien, il était attentif à l'humeur de son hôte, lorsque ce dernier, tandis que la rue s'achevait, se mit à hurler fièrement : « Ici, l'antre des cul-serrés ! » et il partit à rire dans un rictus dont tous se souviennent, même par-delà la mort !

Publié dans Carpatisme(s)

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