Mon stage avec Claude Lévi-Strauss

Publié le par Jovialovitch


Dans le cadre de l’Opération « Regard sur la Vie », tous les étudiants de première année inscrits en licence de Philosophie, devront faire un stage d’observation dans le milieu intellectuel contemporain. Organisée par l’université, cette opération a pour but de sensibiliser les futures philosophes à la réalité de la vie active et aux modalités pratiques de leur futur métier de penseur nobélisable. Chaque étudiant en philosophie devra trouver un stage ayant de près ou de loin un rapport avec le monde philosophique ; il s’étalera du 17 au 22 mai, et s’articulera autour d’un « maître de stage ». Un rapport sera rendu le 14 juin.

 

Rapport du stage effectué avec Claude Lévi-Strauss du 17 au 22 mai


   
  Certes, Michel Onfray avait été un maître de stage tout à fait sympathique ; et aujourd’hui encore, je ne puis me ressouvenir de ces quelques jours passés dans son village normand sans un brin de nostalgie, tout humecté déjà, du nectar de l’amitié. Cependant, je m’en rends compte à présent, sa pensée est bien médiocre : ne consiste-t-elle pas, finalement, à resservir les vieilles soupes surannées d’Epicure et de Lucrèce, en les rehaussant d’un peu d’extrême gauche et de nietzschéisme ?... Je le crois. Aussi, pour mon second stage, ai-je résolu de fuir comme la peste tous ces prétendus philosophes qui enfoncent des portes ouvertes avec le sentiment grisant de prendre l’assaut de la Bastille. Il m’a semblé que Lévi-Strauss ne faisait pas partie de ceux-là.

       Ma lettre de motivation, que je voulais brève et un tant soit peu littéraire, m’a demandé près de deux semaines de travail ; ce n’est certes pas sans une certaine appréhension – pour ne pas dire une certaine panique  que l’on écrit au dernier géant de la pensée universelle ! Je dois dire que la réponse favorable de celui-ci m’a profondément surpris ; ensuite, après une heure ou deux d’hébétement satisfait, je rentrai dans une intense exaltation, et décidai subitement de lire tous ses livres. Je n’eus le temps que de lire « Tristes Tropiques », mais enfin : quelle lecture !... Quel style, quelle profondeur : quel génie !... Mon exaltation soudain, laissait la place au vertige – à ce vertige, précisément, qui nous vient au pied de ce qui est haut, démesurément haut, de ce dont on ne peut voir la sommet sans perdre l’équilibre. Je relisais sa réponse pour bien y croire. Mon impatience n’était plus qu’effroi. Qu’était-ce donc, quatre jours, en face d’un tel esprit – si vaste et si profond ? Il me semblait que ce n’était rien, désespérément rien : ce continent, que je venais à peine de découvrir, comment, en si peu de temps, aurais-je pu l’explorer ? Et puis parfois, le jour ou la nuit, confusément, une obscure intuition parlait en moi, qui me disait que quatre jours en face de Lévi-Strauss, c’était une éternité.

       L’appartement parisien du fondateur de la pensée structuraliste est assez grand. Sombre, abondamment décoré, fastueusement meublé, haut de plafond, il présente un dédale de pièce et de couloir, remplis de livres, de masques africains et de vieilles vieilleries. Une grand-mère, taiseuse au possible, me conduisit vers le bureau du maître, c’est-à-dire dans sa chambre. Rarement mes pieds foulèrent plancher aussi grinçant. Je crois avoir tremblé durant tout le trajet ; le doyen de l’Académie française n’était plus très loin. Le centenaire. Le géant.

       « Je hais les voyages et les explorateurs » m’a-t-il dit au moment où j’entrais dans sa chambre. Il était assis sur un splendide fauteuil cabriolet ; en face, pour moi, un Louis XV. Je m’asseyais. Il régnait dans la pièce une odeur étrange, atrocement aigre-douce, mélange de lavande, de poussière et de vieillesse. D’une voix très forte, et néanmoins timide, je lui demandais : « Ah bon ?... et pourquoi ?! » Il dormait. Je n’osais le réveiller, et immobile, je le contemplais. Vieux. Sa main tremblait sur un pilulier. Des tubes partout. Et surtout, des livres. Les siens : Tristes Tropiques, bien sûr, mais aussi les quatre Mythologiques, et tous les autres, des dizaines de volumes, immenses, décisifs, infinis, et tout au bout, dans son coffret blanc, avec sa côte havane aux filets dorés, l’exemplaire de son « Œuvres », chez la Pléiade... la Pléiade !... Parfois il se réveillait, subitement, et me parlait du Boléro de Ravel, ou du cru et du cuit. Et puis il se rendormait. J’attendais, je pensais. De longues heures de paix défilaient sans que je n’en susse rien. J’étais comme suspendu ; j’étais étrangement bien. Contre un mur, je voyais cette photo de lui, jeune et barbu, tout étonné, au Brésil, parmi les sauvages. Les plus belles années de sa longue vie.

       Les quatre jours passèrent bien vite. Ils furent sublimes ; jamais je ne les oublierais, je ne sais pourquoi. Une admiration absolue m’habite désormais quand je pense à cet homme, à ce siècle nommé Lévi-Strauss. L’aurais-je lu ? Quand je partais pour la dernière fois en lui serrant tendrement la main, je vis ses deux vieilles lèvres trembler, et ses grands yeux ridés s’écarquiller de fatigue et de surprise. Le vieillard semblait se dire : « Mais quel est donc ce singulier Nambikwara que je vois là ? »

Publié dans Journaux intimes

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S
Sacré vioque, le vioc !!!
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