Journal d'un en retard

Publié le par Jovialovitch

     Mes nuits sont courtes. Ce n’est pas que je me couche tard, c’est que j’ai du mal à m’endormir : je mets des heures à atteindre le sommeil, et celui-ci m’est épouvantablement léger. 
     En somme, je suis un insomniaque.

     Cette nuit même, je m’ennuyais dans mon lit ; et dans le noir et le silence, le perpétuel tic-tac de mon réveil parvint jusqu’à mes oreilles : je compris dès lors l’origine des mon sommeil défaillant. C’était le réveil. Non pas l’objet en lui-même, mais plutôt sa fin : me réveiller. Je ne parviens pas m’endormir, car je dois me réveiller le lendemain. Où plutôt, je ne puis m’enfoncer totalement dans la torpeur, de crainte de ne pouvoir en ressortir. Car en effet, combien de fois me suis-je oublié ? Souvent, le réveil se met à sonner, et là, par je ne sais par quel somnambulisme, je l’éteins tout en dormant. Parfois, je me réveille, et je reste dans mon lit, à attendre. Je ferme les yeux, je les rouvre, et voilà que deux heures sont passées. Au fond, les choses sont claires, je ne puis me faire confiance ; or, si le dormeur peut venir à bout du bruit, il ne peut triompher de la peur.  

       Cette situation ne coïncide naturellement pas avec mon statut d’usager de la SNCF. Les horaires, les trains, la gare, tout cela se respecte : les minutes ont un sens, qu’il faut bien considérer. Ma hantise du matin ne fait que se renforcer, et par là même : mes difficultés tenaces à m’endormir. Celles-ci consolident par ailleurs cette fatigue, immense et presque crasse que je tire de mes incessants voyages en trains, et qui parfume ma vie de somnolence.

        Je suis donc dans la courbe infinie d’un cercle vicieux qui m’entraîne au bout de l’harassement. La nuit, les yeux fixés sur ma pendulette, j’ai l’impression de ne jamais reposer complètement, comme si je devais veiller, que j’étais de garde, attendant la sonnerie comme on attend la relève. Aux aurores, je suis comme un autre ; c’est comme si je n’avais plus de corps : me voilà engourdi totalement dans une sorte de brouillard débile et lent, où la vie n’a plus de réalité. Je me sens comme une enclume qui nage. Je ne peux lutter : je suis comme au dessus du vide, attiré par le néant ; une seconde d’inattention, et je sombre dans un naufrage instantané. Ça arrive souvent. Je dors, et je me réveille : il y a cette seconde atroce, où je comprends la vérité !... Je dormais ! Tout s’effondre et se glace en moi : je tourne la tête, regarde l’heure comme on regarde un dieu : et là, souvent je me lève, dans la panique : j’ai encore une chance ! Et je pars, je me soulève, je fulmine, et tandis que je dormais une minute plus tôt, paisible dans les rêvasseries les plus pures, voici que je détale à perdre haleine, sans rien dans le ventre, vide et vidé ! De tout cela, de cette vie comme en suspens, avec des fourbures et de l'effroi, je tire des doutes, hyperboliques, qui me viennent à l’esprit avec fracas, et m’emportent dans des vertiges métaphysique qui me donneraient presque la nausée : et si j’étais en train de rêver ? Si en réalité, à l’heure qu’il est, j’étais dans mon lit, et que le temps, suivant son cours, tournant et incessant, m’abandonnait, me laissant là, tout seul et dépassé, sur le bas-côté : en retard ? Il m’est arrivé de me pincer.

        Le plus terrible, au fond, c’est de se sentir toujours pressé, dans ce que le mot a de plus littéral. La peur au ventre tout le temps, le doute imprègne les jours et l'anxiété dédouble la raison. Je n’ai plus qu’une seule certitude, un anathème puissant et sublime, celui qui me dit à l’oreille, quand je dors ou quand je veille : « Tu es en Retard ! » 

Publié dans Journaux intimes

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