Journal d'un enfant prodige malheureux

Publié le par Jovialovitch

     Ma petite tronche… Célèbre de part le monde, adulée mondialement, égérie de tous les artistes ! Ah ! En vérité, cette petite tronche, je la hais ; de toutes mes forces. Me voir dans un miroir m’éprouve. Je suis très beau ; je le sais. Je déploie une aura stupéfiante, un souffle incroyable, un charisme exceptionnel ; surtout pour un enfant. J’ignore pourquoi, mais ma petite personne dégage une présence presque intimidante ; même pour les adultes. Et puis j’ai ce regard. Si profond, si vertigineux. Une flamme bleutée semble se consumer à l’intérieur. Elle illumine mon visage de différentes carnations, en dessinant sur lui des formes éthérées que recouvrent parfois des ombres aux teintes lucifériennes. Voilà mon visage : un gueule d’ange et de démon. L’exaltant profil d’un chérubin où chatoierait la sombre lueur du mal. La plus attendrissante innocence, où se dissimulerait le crime. Comment ne pouvais-je pas fasciner les cinéastes du monde entier ? Comment ne pouvais-je pas voir mon enfance s’immortaliser dans l’éternité de plans de cinéma ?

       Par les fulgurantes étincelles de son talent précoce, ma petite tronche à allumer cette fameuse mèche, posée du côté d’Hollywood ; cette si longue mèche de la célébrité, que j’espérais voir déboucher sur cette dynamite nommé Oscar, et Postérité. Je tournai beaucoup, mon jeu s’étoffait, j’avais de plus en plus de succès, les plus grands cinéastes voulaient travailler avec moi, les studios lorgnaient tous du côté de « l’enfant prodige » ; j’étais le Mozart du septième art. Sans doute la plus heureuse période de ma vie. Je voyais le fil de ma carrière se consumer de plus en plus vite, s’approchant avec ambition de cette poudre glorieuse que je chérissais tant dans mes rêve d’enfant ; et qui, en explosant, devait donner à la pellicule le plus merveilleux feu d’artifice du monde, si puissant, si fracassant, qu’il tonnerait pour l’éternité, en faisant de moi, une star gravée sur les mythiques dalles du boulevard central. Mais rien de tout cela n’a eu lieu. Non, rien.

        Je me suis un jour rendu compte d’un problème qui brisa la mèche de ma carrière, et l’empêcha de se consumer jusqu’au bout ; je n’avais jusqu’à présent tourné que dans des films d’horreurs. Quoi de plus normal à cela ? Mon visage, ma présence, ma voix, mon regard !... J’avais en moi, jusque dans mes traits, le mystère le plus fascinant du monde : j’étais l’innocence même, mais l’innocence viciée d’un ange où semblait briller le mal absolu. Qui d’autre que moi pour jouer l’enfant qui entend des voix en tirant l'index, l’enfant possédé par le diable, l’enfant qui « vois des gens qui sont morts », l’enfant qui renverse une pauvre vieille dame dans l’escalier pour le plaisir de « s’amuser » ou qui celui dit avoir un copain imaginaire qui s’appelle Bob et qui lui demande de faire du mal aux autres ? Personne d’autre que moi. Et c’est là tout le problème : j’avais dix ans. Et tous mes films étaient interdits au moins de douze. Il m’était interdit de voir mes propres films. Constatant ce problème, je sombrai dans la dépression, l’alcool et la drogue. A dix ans, c’en était fini de ma carrière, de mon succès….

       Aujourd’hui, j’ai douze ans. J’ai enfin pu voir mes films. Tous. J’étais vraiment bon, dans ces films. Un grand acteur. Certes, depuis cette déchéance, je ne vais pas fort : plus personne ne me connaît à part quelque cinéphiles d’arrière-garde abonnés à des vidéoclubs crapuleux, et part ailleurs, je ne sais pas quoi faire de ma vie coincé dans le plus injuste anonymat. Mais mon amertume est d’autant plus poignante qu’aujourd’hui, j’ai vu mon œuvre en intégralité. Aussi, mon talent, et même mon génie ne font aucun doute. Je sais qu’il y a, au fond de moi-même, quelque part au bout de la mèche de ma carrière, le plus gros amoncellement de dynamite cinématographique au monde. Je sais que si ma mèche se serait consumée jusqu’à terme, tout aurait explosé d’une façon unique, et je serai devenu la plus grand. Cette dynamite, sans doute, elle est toujours au fond de moi. Mais je crois qu’il conviendrait de dire que j’ai perdu la mèche !...

Publié dans Journaux intimes

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