Fafouette : vingt-septième - Delpechologie II

Publié le par Jovialovitch

Chose promise, chose due : voici qu’arrive, comme prévu, le second numéro de notre passionnant cycle delpechologique ! Les amateurs, les hasardeux, les ignares ou les personnes tristement atteintes d’Alzheimer ne sont peut-être pas au courant de ce qu’est la delpechologie, science mystérieuse dont il ne se puisse une seule seconde qu’elle ne soit pas sérieuse. C’est pourtant très simple : la delpechologie, c’est l’analyse explicatrice objectivo-rationaliste de l’œuvre monumentale de Michel Delpech ; rien à voir donc avec les billevesée pseudo scientifiques de Tonton Freud et autre arnaqueurs… Cela étant dit, procédons à l’analyse delpechologique de l’un des sommet de l’œuvre delpechienne, avec la chanson mythique : « Tu me fais planer » 

 

Tu me fais planer

Ou, la Solitude à deux  


Il y a de la musique dans les haut-parleurs
Tu m'embrasses au milieu des danseurs

 

Très influencé par la naturalisme zolien de second empire, Michel Delpech procède tout d’abord à une description soporifique et non moins détaillée de ce qui semble être un incipit historiquement fondateur : en plus de pratiquer avec une inégalable virtuosité l’art difficile de la concision, notre chanteur poète moustachu au joli sourire nous entraîne avec délice dans un univers très personnel, dans lequel il prend à parti un auditeur qu’il ose tutoyer, décision atypique dans la longue histoire de la variété française.  Nettement plus risquée qu’un banal narrateur omniscient à la Jean-Jacques Goldman, significativement plus profonde et audacieuse qu’une narration nabokovienne à la première personne du singulier (genre épuisé par Gainsbourg dans ses deux concepts album seventies), la narration delphienne se fait, certes à la première personne, mais surtout dans la cadre d’une discussion avec un auditeur qui demeure inconnu. Le Tu de Michel Delpech reste voilé pendant toute la chanson, contrairement à celui de Tino Rossi, dont tout le monde a comprit depuis longtemps qu’il s’agissait du petit papa Noël, et permet donc ainsi à tous les allocutaires de s’identifier à l’interlocuteur de notre artiste. Aussi utilisée dans les chef-d’œuvres Les divorcés ou Pour un flirt, cette technique donne la mesure du génie de Michel Delpech, qui du reste, a placé le décor de sa chanson dans ce qui semble être une boîte de nuit, ù celle qu’il aime est en train de l’embrasser tendrement (quelle pureté élisabéthaine dans le second vers !)

 

Et c'est moi le roi du bal
Moi qui n'étais qu'un petit Mickey

 

Ces vers sont parmi les plus mystérieux de l’œuvre de Michel Delpech. Aussi, devons-nous maintenant sortir du cadre scientifique pour nous lancer dans celui de l’interprétation, où la subjectivité est reine. En effet, la signification de ces vers est inconnue : un incertitude objective nous la voile insidieusement ! Sautons et posons, tel que Kierkegaard nous la enseigner jadis, une Vérité subjective ! Celle-ci est simple : Michel Delpech se met dans la « peau d’un autre » (comme l’a fait récemment Jonathan Littel dans ses mièvres Bienveillantes et sans avouer pour autant qu’il s’était inspirer du travail de Michel Delpech, ce qui constitue un scandale au moins aussi important que la publication des livres de Paolo Coello !) Ainsi donc, dans la peau d’un autre, Michel Delpech n’est plus le chanteur à succès que l’on connaît, le mythe rutilant tout droit venu du Loir-et-cher, la légende vivante de la moustache et des rhumatismes, mais seulement un homme banal, normal, « comme tout le monde », tout à fait moyen, un beauf donc, que nous nommerons, l’archétype delpechien, en hommage à Schumpeter, naturellement. Aussi, ce bon gars bien sympathique, qui n’a rien de bien original, fête son anniversaire ; c’est donc lui le « roi » du bal. Cette idée de « Roi » a certainement pour origine l’influence que le dramaturge Richard Anthony a eut sur le jeune Delpech, notamment avec sa grande œuvre,  C’est ma fête, Je fais ce qui me plaît, et où l’idée est très forte que la fête confère à celui qui la fait, un pouvoir monarchique, dans la plus pure tradition versaillaise, évidemment. Tout cela explique par ailleurs deux choses : d’abord l’expression selon laquelle « Richard Anthony est à Michel Delpech ce que Schiller est à Dostoïevski », et ensuite le second vers, et cet énigmatique Petit Mickey, qui s’explique parce que maintenant, celui qui chante fête son anniversaire : il vient de prendre une année de plus ; il n’est plus un gamin (un mickey), au contraire, il vieillit.

 

Oh yeah

 

Habile référence à Céline, pour le côté argotique de cette troisième strophe, ce Oh yeah (prononcez oh yé) demeure l’un des moment où la pureté du langage delpechien s’exprime la mieux. La beauté, simple et brut, de cette onomatopée rafraîchissante, et qui semble un hommage ému à Elvis Presley (et par analogie, à l’ouverture straussienne d’Ainsi parlait Zarathoustra) est d’autant plus puissante à la vue de la suite de la chanson, qui se continue maintenant avec l’un des refrains les plus habilement écrits de toute la création humaine…

 

Tu me fais planer
Tu me fais planer
Tu me fais planer

Oh yé

 

S’adressant de nouveau à son interlocuteur sibyllin dans lequel tout le monde peut s’identifier, notre narrateur atteint maintenant le bonheur, quête qui guide toute la chanson… Comprenons bien une chose : Delpech s’est mis dans la peau d’un personnage autre que lui, et ce personnage, c’est l’archétype delpechien, c’est-à-dire, un idéal-type wébérien, caricature de la réalité, et qui représente, au même titre que l’homo oeconomicus néo-classique, une réalité précise. Ici, il s’agit de l’homme simple. De l’homme heureux. Celui-ci atteint le bonheur terrestre par le fait de danser dans la fête (on a donc affaire à une ode à Dionysos), et par suite, de s’amuser, dans un lieu où ses amis, sa famille et ses amours l’accompagnent. La dimension sociale et politique de l’homme ressort donc de ce texte particulièrement aristotélisant qui affirme tel Tolstoï, que le bonheur n’est réel que partagé ! Par ailleurs, le bonheur, chez l’homme simple, le clampin, le monsieur tout le monde, que Delpech s’attache à faire parler, est passager, mais intense : pour quelques instants, toutes ses souffrances disparaissent, tous ses troubles s’effacent pour laisser place à un sentiment de plénitude qui n’est pas sans rappeler le Nirvana de la philosophie bouddhique.

 

J'ai bien vu le chanteur de rock au bord du podium
Il te dévisage au maximum

 

Vers simples qui donnent une nuance admirable à l’ensemble. Si le bonheur doit être partagé avec autrui pour exister, il n’en faut pas mois oublier qu’autrui, ce fourbe, est aussi celui qui peux nous l’enlever. Pour autant, ce n’est pas autrui qui fait seul le bonheur ou la malheur : c’est bien nous qui en décidons, par le fait de notre intériorité seule, comme le suggère les paroles suivantes, et où Delpech, toujours emprunt d’un romantisme très allemand, toujours dans la peau de son archétype du petit français moyen, toujours moustachu et nimbé d’un charme renversant, s’adresse à ce Tu mystérieux où chacun peux se reconnaître, ce qui déculpe la puissance de cette œuvre fondatrice...

 

Oh, mais je sais que tu t’en fous
Je suis comme un paon qui fait la roue

 

Ici, Delpech reste heureux, demeure plein dans son plénitude et dans sa joie, car il parvient à s’en foutre, à ne pas se laisser toucher par Autrui et sa fâcheuse tendance à toujours enfermer le sujet qu'il voit dans un objet qu’il n’est que partiellement. Ici, autrui, au sens hégélien du terme, c’est-à-dire le chanteur de rock, enferme l’interlocuteur de Michel Delpech dans l’objet de beau corps avec une sacrée paire de fesses. Or, le narrateur ne s’y attarde pas : il sait que l’individu avec lequel il danse, l’aime, et cela suffit à la maintenir dans ce bonheur, relativement ostentatoire, comme la laisse supposer la référence au paon. Par ailleurs, cette félicité doit beaucoup à Platon et à son amours céleste, où compte énormément la connaissance de l’esprit de l’être aimé, et qui mène au stade éternel de la contemplation, et cela comme par hasard après une phase d’ascension, du désir charnel vers le désir intelligible, ce qui n’est pas sans rappeler par sa simple dénonciation, le fait de « planer ».

 

Oh you

 

Onomatopée dont la seule et unique explication réside dans la fait que YOU rime avec ROUE. Ce cri force l’admiration, non seulement pour les assonances verlainiennes qu’il donne à l’ensemble, mais aussi est surtout parce qu’il a pour origine la langue anglaise, montrant d’une part le bilinguisme exceptionnel de Michel Delpech qui semble avoir bien compris, comme la disait si bien Goethe, l'un de ses maîtres à penser, que celui « qui ne connaît pas de langues étrangères ne connaît pas la sienne » Par ailleurs, le refrain suit cette laconique parole...


Tu me fais planer
Tu me fais planer
Tu me fais planer...
 

Ton amie Chantal n'a trouvé personne
Mon frère et ses copains font les cow-boys au bar

Nous on est tout seul à deux mètres au-dessus du sol
Tout s'éteint c'est trop bien de danser dans le noir

 

Strophe de transition, qui nous amène à l’accomplissement totale et définitif du bonheur terrestre pour le narrateur. Fidèle à sa propre philosophie, Delpech démontre que le bonheur doit se partager avec autrui pour exister, mais qu’il ne peut exister au milieu d’autrui, car celui-ci nous enferme comme on la vu, dans un objet qui n’a de nous-même que l’apparence. Pourtant, et c’est là que Delpech se révèle d’une extrême finesse, il ne dit pas que le bonheur est impossible sous prétexte que pour être heureux, nous avons besoin d’une tiers personne qui a terme, nous rend malheureux ! Pas du tout ! Delpech propose la « Solitude à deux », seuls moyens selon lui d’atteindre le bonheur ! Il faut s’isoler de la société d’autrui, en commençant par la railler : « cette connasse de Chantal qui n’a même pas été fichue de trouver un jules avec son gros cul ! » ou « ce petit con de frérot qu’est en train de se mettre sur la courge »… une fois que le sujet s’est moqué d’autrui, et qu’il s’est donc libéré de l’influence dominatrice de celui-ci, il peux quitter cet enfer qu’est autrui, pour s’isoler seul, dans ce que Delpech appelle le Noir… Là, débarrassé de la présence d’autrui, entrave au bonheur individuel, le sujet a besoin d’un être aimé, qu'il contemple d'un amour platonnique, à travers lequel il pourra prendre conscience de son existence, apprendre à mieux se connaître lui-même, et enfin, atteindre le bonheur terrestre, en ayant la possibilité de partager sa joie. Qu’ajouter d’autre à cet sublime notion, fondamentale dans toute la pensée delpechienne, de Solitude à Deux, à part un dernier refrain, qui, en guise de conclusion, nous dit, tel un Schopenhauer qui atteint la négation du vouloir vivre :

 

Tu me fais planer
Tu me fais planer
Tu me fais planer...

Publié dans Fafouette enseigne

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article