Les Carnets du dictateur, l'échec et les jours

Publié le par Jovialovitch


8 de mars

     La mort de C. avait bouleversé toute la maison, et pendant quelques semaines je demeurais dans cette ambiance endeuillée et alanguie au point que j'étais maintenant presque de la famille, le substitut qui remplaçait symboliquement C. ; même Églantine s'était faite agréable avec moi, elle ne m'en voulait nullement de l'avoir insulté, mais moi aussi, de mon côté, je ne la détestais plus ; comme la mort de quelqu'un peut arranger les choses ! Ceci étant, le malheur était profond chez chacun ; le malheur du père était terrible, il voulait parfois se montrer digne et cesser de pleurer enfin ; aussitôt qu'il avait dit quelque chose pour se faire rire, il se remettait pleurer de plus belle. Bien qu'elle se montrait douce avec moi, la double peine d'Églantine n'en n'était pas moins profonde, non seulement elle venait de perdre une sœur, mais c'est moi qu'elle allait perdre surtout, or elle m'aimait de façon infinie m'avait-elle murmurer un soir avant de s'endormir. Cependant, le malheur du père et de la sœur, et des deux autres sœurs encore, était, même réuni, bien peu de chose comparé à ma peine à moi qui était indicible. Encore, les nuits, je ne pouvais m'empêcher de tromper l'amour d'Églantine, et je rejoignais la chambre de la défunte où je m'associais aux parfums des draps qui s'atténuaient comme sans doute le malheur avec le temps. Je déposais-là des sanglots qui eurent inondé la terre entière si les nuits s'étaient prolongées davantage.

     Au bout d'un mois, un mois après la mort de C., presque autant de jours après ses funérailles, la maison commençait, tandis que le printemps revenait, à renaitre malgré une blessure douloureuse qui s'associait d'ailleurs à une sorte de déni de la mort de C., tant elle s'était retirée jeune ; elle était la plus digne de toute la famille, hélas, il convient de veiller sur les joyaux, car ils sont fort courtisé ; telle était la leçon moralisatrice qu'on pouvait tirer de cet événement qui faisait basculer toute ma jeunesse, pareille à un arbre, une nuit de grand vent, et qui au petit matin se trouve déraciné, sans vie, paisiblement étendu parmi la nature attristée et le gazouillis mélancolique des oiseaux sautillant ; ainsi s'achevait la première partie de ma vie, ma jeunesse malheureuse. J'avais certes rompu avec Églantine de façon triomphale, mais C. avait elle-aussi rompu avec moi, de son côté, ce qui donna lieu à un moment de pur échec, que faisais-je dans cette maison comme si c'était là le seul endroit où je devais être, comme dans une cellule ; à ce moment, je ne pouvais envisager une autre vie que parmi Églantine, son père, le spectre drapé de C.

Et pourtant, je commençais à m'absenter au fur et à mesure que les jours passaient, je retrouvais mon appartement où je ne faisais absolument rien, j'étais un pur chef-d'œuvre d'oisiveté ; je retournais de temps à autre voir Églantine, puis de façon de plus en plus éloignée, au point que je disparaissais tout doucement, sur la pointe des pieds, pour ne plus jamais y revenir ; je conservais en guise de souvenir de cette époque l'intégrale schtroumpfienne que m'avait offert le violoniste dont j'entends encore, ici, au fin fond de mes oubliettes, les accords dissonants qui faisaient tant souffrir ma tête, ô ma pauvre tête !

     Ma jeunesse s'achevait comme on longue agonie ; je devais renaître des mes cendres, je devais me délivrer de tout ce poids, comme aujourd'hui je me dois de me délivrer de cette prison qui me ceint de toute part, moi vieux dictateur déchu qui survit froidement et qui n'a plus rien à se raconter maintenant ; comment vais-je survivre moi ? Faut-il que je me narre indéfiniment mes moments heureux, comme l'on va cheminent lors d'une promenade à travers la campagne, une promenade dont vous connaissez chacun des endroits qui en font le charme et dont vous ne vous lassez pourtant jamais, même après l'avoir parcouru, et milles fois encore, en trouvant la même délectation, toujours ; comme encore ces livres que l'on relie sans cesse, comme ces pensées que l'on repense comme un parcourt menant toujours à la même conclusion mais aux étapes si belles et si colorées et si précieuses ; je suis donc Sisyphe à la recherche du temps perdu ; pourtant mon destin m'appelle, je le sens, mon avenir m'apparait soudain comme grand et redoutable, clair et terrible ; en fait ce n'est pas tant mon passé qui habite cette pièce, et cette tête douloureuse, je n'en n'est que faire moi du passé, et de ces souvenirs lointains, c'est mon lourd avenir qui éclaire ma prison d'une lumière sacré et totale, mon bel et fol avenir, car je ne suis en fait rien d'autre : je ne suis qu'avenir.

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D
c tout simplement magnifique merci pour ce moment
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