Les Carnets du dictateur, barcarolle II

Publié le par Jovialovitch

 

8 de février

     Églantine était descendue, ainsi que ses deux sœurs ainées, le dîner était servi, et il manquait C. qui peut-être à travers le plancher et les couvertures même de son lit capitonné nous entendait, et notamment l'état singulièrement joyeux et sonore, disons plutôt extatique d'Églantine qui me causait tant d'agacement qu'elle attirait sur elle mes yeux furibards tout imprégnés du mépris furieux qu'elle faisait naître en moi, mais la sotte n'en vis rien. J'eus par ailleurs l'immense plaisir d'entendre du Schtroumpf, alors que le repas s'achevait péniblement, de la part du père que l'alcool avait poussé à la plus grand folie ; il commença à s'agiter, son violon bien en main, et le voilà qu'il sautillait dans la cuisine ; si le mégalomane le plus averti n'eut eu suffisamment d'oreille pour distinguer du Schtroumpf dans la logorrhée dissonante et braillarde qui sortait de ce pauvre stradivarius humilié dès lors que l'archet en faisait vibrer les cordes dépourvues de toutes idées d'harmonie, moi-même, je ne ressentis aucun effet ; certes je m'étais bel et bien débarrassé du vieux Karl, mais maintenant, c'était d'Églantine qu'il fallait que je me débarrasse. Pouvais-je le faire à une table riante, dépourvue d'oreille et sous l'influence radicale du bienheureux Bacchus ? Pouvais-je annoncer une rupture, à cette table, sans que cela n'entraina davantage d'hilarité chez eux et de consternation pour moi ? Non, bien sûr, aussi n'en fis-je rien, soit aurait-on cru à une farce, soit on m'aurait porté jusqu'à mon lit, croyant que le vin m'avait définitivement ôté toute raison ; tout cela dans une gaieté vulgaire qui ne participait pas seulement à une migraine atroce, mais, enfin, à une exaspération généralisée devant l'indécence qu'une telle attitude fait naître alors qu'une moribonde agonise dans le lit, au-dessus du lieu orgiaque et vomissant. Ce soir-là, je me demandai de quel côté se trouvait la maladie et je me fis silence.

     Après une telle mascarade, j'étais moi-même, non pas exalté, mais nerveux et fort pressé de monter à la chambre ; mais l'affreuse Églantine s'était plu à refuser la fatigue, elle se complaisait encore à me retenir dans le sofa où elle m'encourageait à exacerber ma passion, et ma fougue, et je ne sais quel autre expression amoureuse caricaturale et grossière dont j'étais d'ailleurs dépourvu. En fait, elle feignait d'ignorer l'épuisement car à plusieurs moments je la vis partir ; le devoir la rappela de justesse et, immédiatement après, de nouveau face à moi, elle me regardait fixement et s'efforçait de me sourire schématiquement. Bientôt la fatigue lui fit dire les pires niaiseries ; et si on faisait une nuit blanche, disait-elle guillerette dans des accès de satisfaction bornée ; et si on allait dormir à la belle étoile, poursuivait-elle dans une fierté parfaitement insipide. Ce fut la pire soirée qu'on puisse imaginer, peut-être étais-je en train de vivre le moment le plus terrible de mon existence !

     Heureusement, au bout de trois quart d'heure, l'accablement vint à bout de l'odieuse Églantine qui s'évanouit dans mes bras sans pouvoir lutter, et je la portai sur le champ dans son lit où elle se réveilla, hélas ! De mon côté, je ne parvenais plus à retenir la puissance interne qui m'attirait irrémédiablement vers la porte de la chambre de C. et vers sa bouche que je couvrirais alors d'un baiser miraculeux, au lieu de ça, il me fallait embrasser les lèvres malignes d'Églantine qui s'aperçut sans doute que j'étais tremblant et malade mais qui, outre cela, s'endormit de façon suffisamment profonde pour que mon calvaire cessa et que j'acquis la liberté d'accourir dans les bras de la souffrante C.

     Quand j'arrivai dans ses draps, j'avais tambouriné légèrement à sa porte puis l'avait poussé, ce qui laissa entrer une lumière grise dans un océan noir où j'étais aveugle, mes yeux s'accoutumèrent à l'obscurité diminuante et je discernais nettement le visage d'une immense pâleur de C. Elle était tout à fait éveillée et elle me sourit avec la bienveillance d'une mère mourante, je fus bouleversé car jamais encore je n'avais vu pareille fragilité dans un visage ordinairement si fort et conquérant. Je m'empressais de l'embrasser et son corps était si froid que je crus baiser un cadavre. Elle me parla de notre mariage, et me dit que, lorsqu'elle serai rétablie, alors nous pourrions créer ensemble une union qui n'associerait pas simplement nos deux êtres par un serment sacré, mais plus que nos deux corps, nos deux volontés supérieures. Elle avait une conception fort précise du mariage et cela, bien que j'en ressentisse satisfaction, ne m'importait nullement. Ce qui m'importait c'était la supériorité de C. sur Églantine. En quittant la chambre car C. s'était finalement assoupie, j'observai longtemps son visage et comme je retrouvais plus tard ma navrante Églantine, m'apparaissait soudain la supériorité indubitable de C. sur sa sœur : elle a des fossettes !

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