Christophe Point, guide et prophète (Chant III)

Publié le par Jovialovitch


 

     Depuis le jour où Aïdigalayou avait rencontré Christophe Point il n'était pas passé une minute sans que le premier ne s'interrogeât sur le second ; mais Christophe Point aussi avait voulu savoir qui était celui qu'il guidait à travers les plaines et les montagnes de son pays. Au quatrième matin du quatrième jour, Christophe Point et sa suite entrèrent dans la ville. Aïdigalayou n'avait pas vu de telles choses depuis fort longtemps et son étonnement redoublait lorsqu'il vit que tous les habitants de la cité accouraient et venaient acclamer Christophe Point, son guide, cet homme qu'il avait jugé le plus solitaire des hommes, cet homme qui semblait une brebis égarée et qui en vérité était bien connu du troupeau qui le vénérait comme un veau d'or. Aïdigalayou qui n'aimait guère les foules, et encore moins les veaux, parla ainsi en son cœur : « Décidément, quel vaillant personnage que ce Christophe Point ! Il semble qu'on le glorifie comme un dieu, pourtant, Christophe Point n'est ni dieu ni veau, il est homme ! »

     Tandis qu'il marchait d'un pas alerte, Aïdigalayou était plongé dans ses pensées et il faisait semblant de sourire aux regards furtifs que lui jetait par moment Christophe Point car son inquiétude était grande. « Comment vais-je pouvoir enseigner le Carpatisme à ces énervés du village ? Ils s'agitent brutalement, ils m'ignorent, ils n'ont pas même vu que j'étais là devant eux et que j'apportais un présent, que j'apportais le Carpatisme ! » Le regard de Christophe Point insistait maintenant tant sur le visage livide d'Aïdigalayou que celui-ci perdit toutes certitudes. « Et Christophe Point, songeait-il, comment peut-il être honoré par eux, ont-ils donc au moins compris qui il était ? » Christophe Point qui était poète récita à la foule qui l'encerclait partout, des sonnets et des stances bien qu'Aïdigalayou sût qu'il n'était pas compris d'eux.

     Aïdigalayou suivit encore Christophe Point à travers la ville qu'il connaissait bien et qu'ils franchirent suivis par quelques brebis du troupeau. Mais ils arrivèrent bientôt sur la Grande Place depuis laquelle Aïdigalayou allait enseigner le Carpatisme. Il entra en dialogue avec la foule qui s'était amassée-là et il la fit beaucoup rire. Il était devenu un homme de théâtre et il jouait de lui-même au point qu'on ne savait trop si il disait la vérité où si il voulait vraiment provoquer l'hilarité, et comme on ne savait pas, la foule rigolait à chaque parole. Aïdigalayou se laissait emporter par les rires qu'il provoquait et il ne laissait pas de faire glousser, pourtant, derrière son sourire ironique et son œil vif il y avait une blessure sans nom qui constatait froidement qu'il n'était pas la bonne voix pour ces oreilles, qu'il n'était pas la bonne personne pour ces cons, une blessure sans nom qu'on pouvait toutefois nommer mépris.

     Bientôt, comme le soleil était à son zénith, les estomacs gémirent et imploraient pitance, et la foule se dispersa. Aïdigalayou se retrouva seul car Christophe Point aussi, était allé manger un bout. Aïdigalayou jouissait du soleil tout brûlant qui chauffait son corps et il fut heureux de sa solitude car elle l'avait débarrassée de ce lourd fardeau criard et discordant, arrogant et abruti, qui hurlait de rire et bavait partout, et qu'on nommait la populace. Aïdigalayou parla alors à son cœur : «Certes oui, je les fais rire comme ces comiques frétillants qui vocifèrent devant des gosiers béats et béants où se réfugie la bonne parole vulgaire et bornée de ces ignobles pourceaux aussi grotesques que drôles, aussi spirituels que talentueux, de ces clowns dont le rire cesse dès qu'il n'y a plus personne pour les applaudir et pour les écouter, eux et leur propos salace débordant d'immoralité condescendante ! Certes oui, mais ce que veut Aïdigalayou, ce n'est pas de ces guignoleries du soir, Aïdigalayou veut le rire, mais le rire du matin ! » Comme Christophe Point avait laissé ses amis et revenait, Aïdigalayou lui demanda si lui aussi, ce qu'il voulait, c'était le rire du matin. Il ne répondit rien à cela, mais il se plaça face à Aïdigalayou et lui parla ainsi : « Aïdigalayou, mon amour ; je ne sais trop si j'aime la foule. En vérité je suis comme toi, un solitaire ; mais je veux être aussi poète, poète de la sincérité et de la franchise. Je suis un esprit-libre qui s'oppose aux esprit-libres car ceux-ci ne sont pas cohérents avec eux-mêmes et se contredisent. » Aïdigalayou demeura perplexe mais Christophe Point garda la parole :  « En vérité je crois que j'aime ma ville et que l'on m'aime en ma ville. Et si tu leur doit parler sérieusement, à mes amis, Christophe Point saurât leur dire qui tu es, toi que je me plais à vénérer. Seulement je crains que tu ne leur apportes la bonne parole, car, au fond, tu te contredis, et l'on n'aime guère ceux qui se contredisent en mon pays. Ce que nous voulons, ce ne sont pas des contradicteurs ou des immoralistes ; ceux-là nous les voulons bannir ; ce que nous cherchons, nous autres en ce pays, c'est le bonheur maintenant et celui à venir. Tu ne leur apportes pas la bonne parole car tu te contredis, et l'on n'aime guère ceux qui se contredisent en mon pays »


Ainsi parlait Christophe Point.

Publié dans Carpatisme(s)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Morbleu! Cela appelle une suite ! Un chant IV est à venir sous mon stylo!
Répondre
B
vous représentez pour moi la suprème potentialité de la perfection humaine!<br /> <br /> bravo!
Répondre