Journal d'un enfant gâté

Publié le par Jovialovitch

   Le temps passait bien peu. Seul le soleil paraissait bouger, de zénith en crépuscule. La vie s’écoulait comme asséchée, et je m’ennuyais. J’étais un fruit tombé de sa branche, qui pourrit quand l’arbre grandit, j’étais coupé du monde, et je me rongeais. Certes, cela était confortable ; l’hôtel, fait de strass et de sieste, avait des piscines, des « cases » et des bars. J’étais tranquille, bercé bêtement par les hélices d’un ventilateur bruyant. Je fréquentais la piscine de temps en temps. Elle était en forme de poisson, je crois. J’y regardais les enfants hurler, sans cesse et sans raison, et surtout, ces femmes, étranges, qui vont dans le bassin chlore et bleuté avec l’idée fixe de ne jamais plonger la tête sous l’eau. Une histoire de lentilles ou de cheveux, qui leur donne des airs de chiens qui nagent. Ça me fait rire. J’allais à la mer aussi. Je me baignais ; je revenais ; je dormais. Le soir, on me disait que j’avais bronzé ; en vérité, j’avais rouillé. Après un jour, je n'en pouvais plus.

       Je décidais de sortir de mon hôtel et d’aller voir l’extérieur, pour me promener dans le pays, le vrai, celui qu’on nous cacherait presque, et où il n’y a plus ni serveur, ni maître-nageur. Je traversais d’abord un quartier entier, où la gangrène touristique avait fait son travail, en transformant le moindre autochtone en « mouche à merde » pugnace, psychiquement programmée pour me poursuivre, me coller, me serrer la main et me raconter sa vie, jusqu’à ce que, moi, le touriste, étron juteux fait de billets et de luxe, j’achète je ne sais quelle babiole affligeante et minable. Je traversais complètement cette anti-chambre entre le côté touristique et celui de la réalité, et j’arrivais  à la fin du « perron » : les magasins de maillots contrefaits ou de souvenirs en tous genres avaient disparus ; je venais de poser le pied dans la vérité de ce pays.

         Devant moi, partout s’étalait dès lors, une forme de désolation tranquille, de sable et d’ébène, de fer et d’usure, que cuisaient la crasse et la chaleur. Entre les maisons inachevées, des murs effondrés, des chèvres faméliques, partout, des gens, qui vivaient, comme au ralenti, dans la fatigue et la fange d’une vie misérable. Pas beaucoup d’anciens, très peu, souvent des jeunes, comme si les gens mouraient à vingt-cinq ans. Ils jouaient au foot, vaquaient à des occupations étranges, invisibles, dans ce vaste bidonville, plat, comme écrasé par le poids du soleil. Au-dessus, le ciel était de mal de tête, écrasant, d’une brillance sinistre. Par terre, un sable ocre et roussi, d’un orange brillant, brûlait les yeux comme fait la neige radieuse. Le vert ici, était terne, il donnait presque soif. Le gris était partout, fade et calciné, d’odeur et de poulet grillé. Mais surtout, il y avait ce noir, ces peaux d'âcres douceurs, ce marron de vertige, de ride et de poussière.  

         Là, je passais inaperçu. Je me perdais dans le dédale de ces rues improvisées. A un moment, une enfant, de cinq ou sept ans, passa à ma droite. Elle portait sur sa tête une sorte d’énorme saladier ; ces bras étaient presque trop courts pour atteindre le haut ; sa petite tête me semblait un œuf, fragile et suppliant. Elle portait ce fardeau avec aisance, comme avec habitude, avec une sorte de robe grise, en loque, sublime. Je l’entendais qui chantait un air fugace, inaudible presque, un petit rien… C’était un de ces airs africains, aux sonorités profondes, au sens inconnu. Sa voix d’enfant le déclamait tout emprunt de silence, dans l’arôme esseulé d’un timbre de voix fragile, presque cassé, d’une douceur de violon qui grince. Je croyais entendre toute l’Afrique.

        Un sentiment amer m’envahissait devant cette enfant analphabète, remplie de faim, de soif, de douleur et d’épuisement. Un projet étrange naissait dans ma tête : aller voir ses parents, leur proposer de ramener leur fille en France ; là, je l’emmènerai à l’école, je l’éduquerai, et lui ferais découvrir la beauté du monde, la douceur et la joie de vivre. Je voulais la sauver, lui donner des diplômes et un avenir. Je n’en fis rien ; une semaine plus tard, je rentrais en Europe. Avec des souvenirs.

Publié dans Journaux intimes

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Amitiés d’un petit poète qui s’enquiert de toute lumière…et vous convie au partage des émotions…
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