Journal d'un couple audacieux

Publié le par Jovialovitch

     Après sept années de mariage, notre amour c’était un peu flapi ; il était moins puissant et ne donnait plus la chair de poule. Notre vie de couple, c’était soirées télé toutes molles, nuits d’onde bien lasses et repas longs de silence. Tous les deux, on s’ennuyait ; sûrement que le sommet de notre union était derrière nous, et qu’on s’engageait maintenant sur cette pente, bien raide, qui mène au divorce. Il fallait donc réagir, et remettre un peu de sel dans la ratatouille de notre amour, ou un peu de gruyère râpé sur le gratin de pomme de terre de notre mariage (c’est selon). On a beaucoup réfléchi, et nous avons convenu que la première chose à faire pour remettre un peu d’extase dans notre union, c’était de faire plus souvent l’amour. C’est vrai qu’on en était arrivé à un point où on ne le faisait plus qu’une fois par an : après le réveillon de la saint Sylvestre.

      Alors, progressivement, on a resserré le curseur. D’une fois par an, on est passé à une fois par mois ; tous les derniers lundis du mois, il me semble, qu’on s’était fixé. On a suivi à la lettre notre calendrier, mais pour autant, notre vie sexuelle, sans passion et sans désir, n’était pas satisfaisante : c’était de l’ennui tout fade ; une besogne plus que du plaisir. Les choses étaient donc assez claires : nous dévalions toujours cette pente, toute grise, qui débouche sur la rupture. Comment faire demi-tour, et remonter jusqu’aux cimes de l'affection, pour contempler à jamais ce panorama rose bonbon ou volettent plein de cupidons ?

         On a trouvé la solution un lundi ; le dernier du mois, justement. On avait été invité par des amis à l’opéra, pour écouter un récital de Ravel. On était presque au premier rang, et dans la fosse, on voyait l’orchestre. Y’avait toute une ambiance, une sorte de tension, c’était bien. Le chef d’orchestre entra et la musique se fit entendre. Après une heure et demi d’un concert très potable, le même chef d’orchestre adressa ironiquement au public un sourire surfait, qui semblait dissimuler quelques drôleries, malheureusement incompréhensibles des néophytes (dont nous faisions partie). Il se retourna, se mit à gesticuler, et de nulle part, une musique extraordinaire surgit du silence. C’était le boléro !... le boléro de Ravel !

        Nous nous souviendrons toujours de ce frisson glacial et jubilatoire qui nous parcourut dès les premières mesures. Il y a avait ce rythme, cette cadence, sublime et régulière. Quelque chose se passait en nous, et sur l’accoudoir, nos deux mains se mettaient l’une dans l’autre. Les secondes, les minutes s’écoulaient, fatalement, et la musique grandissait, s’élevait, lentement, mais de plus en plus, dans un mouvement d’une grandiloquence inouïe, d’une gravité totale et inégalée… Les sons devenaient plus rapides, plus puissants, plus haut perchés… Mon Dieu, mais jusqu’où ce crescendo, si sûr de lui, allait-il nous entraîner ? Que de beauté, que de puissance : larmes et sueurs coulant sur nos cœurs, mains qui se serrent et n’en peuvent plus ! Subjugués tous deux ne formions plus qu’un seul corps ; nous faisons demi-tour, enfin, nous remontions la pente de notre amour !… encore, tintintintin, encore un peu plus, plus haut,  et là… Extase divine ! L’explosion !... les trois coups, la terme, le coït qui met fin au va-et-vient total et musical !...

        Nous ne prîmes pas le temps d’applaudir. Nous sortîmes de la salle et allâmes à toute allure dans notre voiture où, sous une pluie battante, nous forniquions avec frénésie. Le boléro roulait encore dans nos oreilles, et nous reproduisions en chair ses notes de « ça va ça vient » jusqu’à l’orgasme absolu. Depuis : nous faisons l’amour en écoutant de la musique classique, imitant les sons, suivant le rythme et les cadences… Nous y mettons les mêmes sentiments, nous en frissonnons d’extase et de plaisir. Le boléro reste notre morceau favori, mais nous avons découvert la Symphonie Fantastique de Berlioz, qui insuffle dans nos rapports une pointe de lubricité démonique et baudelairienne. Nous avons aussi le projet de nous initier à la musique de Stravinsky, mais une certaine appréhension nous en dissuade encore un peu. Cela étant, le plus important, c'est que nous soyons de retour au sommet de notre amour !

Publié dans Journaux intimes

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