Fafouette : Quatorzième - Le Penseur

Publié le par Lukaleo

Rodin-Penseur.jpg         Mon père allait souvent dans des soirées, qu’il me décrivait passionnément en ces mots restés gravés dans la postérité de mon vaste souvenir : « Dans une bibliothèque victorienne, au coin du feu, blottit dans un fauteuil versaillais, je lis à voie haute des passages de chefs-d’œuvre littéraires en compagnie de mes amis, le tout avec bien sûr un bon verre de scotch écossais de derrière les fagots. Ensuite, nous dissertons de nos diverses et parfois divergentes interprétations de ces libelles fascinants » Tout cela me donnait grande envie, mais quand je le suppliais de m’emmener avec lui, il refusait, et de sa voie doucement paternelle, me répondait tendrement que ma jeunesse révoltée ne me permettait pas encore de déceler dans la noble création artistique les secrets de l’âme humaine et les tréfonds des arabesques filandreuses de l’esprit humanoïde proustien. Alors, quand il partait dans ces solennités, le samedi soir, je l’attendais dans mon lit, refusant de m’endormir.

         Vers trois heures du matin, il revenait enfin, assurément plus fort et cultivé que lorsqu’il était partit. Derrière ma porte, je l’écoutai revenir. Il mettait longtemps à ouvrir la serrure, le verrou ne s’ouvrait que difficilement. Certainement ne voulait-il ne pas troubler la réflexion intense qui se continuait dans son esprit par l’action néfaste de parasites sonores inopportuns. Arrivant enfin à ouvrir l’embrasure et à pénétrer dans l’appartement, il se savait intellectuellement  renforcé car je l’entendais dans le couloir tituber de tant de Savoir, et touché par la grâce, je distinguais le bruit sourd de ses violentes pertes d’équilibre. Trop de beauté sans doute, trop d’émotion aussi. A force de boire les paroles de ces philosophes géniaux, il rotait violement, comme pour exprimer dans la solitude diurne de son logis qu’il se prosternait, que toutes autres paroles auraient été de trop, qu’il fallait laisser l’écho lointain de ces écrits d’exception résonner dans l’éternité des siècles.

         Avec une certaine lenteur, due à l’accablement intellectuel que lui procurait la compréhension de ses textes, et les débats enjoués qui s’en suivaient, il se dirigeait mollement vers la salle de bain. Il traînait des pieds, comme si son corps était physiquement épuisé par les réjouissances spirituelles qu’il venait de subir avec délectation. Aussi, j’entendais parfois qu’il se cognait contre les murs, un peu comme si les prodigieux écrits qu’ils venaient d’analyser l’éblouissaient au point qu’il ne distingua plus se route. Il me semblait qu’en ces moments il était dans une sorte de seconde dimension, que les choses terrestres ne l’intéressaient plus, que sa cervelle toute entière n’était plus vouée qu’à l’examen méthodique des forces de l’esprit, et de la question humaine. Arrivé dans la salle de bain, il faisait couler l’eau, et je pense qu’il s’en mettait sur le visage : le pauvre homme devait subir de terribles maux de crâne à soulever ainsi les affres didactiques de la réflexion occidentale.

        Puis, il allait aux toilettes, je distinguai dans le bruit incertain de ses pas comme la précaire conviction que lui donnait tout cette connaissance platonique ; en ces nuits de post-réflexions, il n’avait plus qu’une seule certitude : celle d’être dans le doute. Une fois rentré, je l’entendais s’assoir. Là, il n’y avait plus de bruit, même plus de rots. Je pense qu’il se laissait bercer par la musique du silence, qu’il écoutait l’apaisement retentissant de la nuit et la paix de l’âme qu’elle procure tendrement. En ces instants, il s’était un peu plus rapproché du sens de la vie, et reposait sa conscience vertueuse en lui offrant cette quiétude contemplative. L’absence de bruits durait quelque minute, pendant lesquelles j’ai la certitude  qu’il se retrouvait en face de lui-même en une initiatique entrevue, qui semblait lui dire que « JE est un autre ! »

        Puis, le bruit recommençait : il ronflait. Il était endormi. Certes sur les chiottes, certes les bras pendouillant dans le vide, certes la tête baissé, certes le pantalon descendu, certes le cul à l’aire, certes avec un filet de bave qui s’extirpait de sa bouche pour retomber sur sa verge dévoilée, certes oui, mais tout de même : il dormait en Philosophe !

Publié dans Fafouette enseigne

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