Les Carnets du dictateur, barcarolle V

Publié le par Jovialovitch


1 de mars

     Cette fois-ci ma décision était prise, irrévocable, j'allais me séparer enfin d'Églantine chérie, j'allais me faire entendre, et tout sera pour le mieux, je serais enfin libéré d'un poids immense qui me pèse depuis trop longtemps, et pas seulement, il m'empêche tout bonheur avec C. C'était une journée grise, bien que quelques rayons de soleil irradiaient parfois la maison, mais enfin il s'agissait ni plus ni moins de vieux rayons, dépourvus d'intensité, juste de la lumière. Il faisait par ailleurs chaud et déjà j'étais très mal.

     Ce devait être un dimanche, une journée calme ; des filles il n'y avait qu'Églantine et C. qui souffrait toujours de sa maladie mais le docteur répétait qu'elle serait à nouveau debout le semaine prochaine ; alors il fallait bien que j'en finisse aujourd'hui même avec Églantine, d'autant plus que la semaine prochaine commençait le lendemain ; quant au père, il se trouvait avec ma C., dans sa chambre. La matinée était déjà fort avancée, Églantine vint prendre son petit-déjeuner, je ne disais rien, je la fixais hardiment dans les yeux afin de la déstabiliser, ou afin d'asseoir ma domination sur sa pauvre carcasse qui cependant n'avait rien perdu de son entrain, quoiqu'en laisse penser son visage tout plein de peine. « Églantine, je dois vous parler sérieusement et sans équivoque. » Je fus surpris du râle fatigué qu'elle laissa échapper à ces mots, comme pour montrer qu'elle refusait de se battre, qu'elle en avait assez, qu'elle voulait la paix, et que ce que je lui voulais, elle s'en contrefichait, d'ailleurs elle savait pertinemment ce que j'avais à lui dire. « Ça ne va pas ? Vous ne voulez pas savoir ce que j'ai à vous dire ? » Elle ne répondait pas et je fus bien obliger de forcer mon propos au point de le lui livrer sans aucun préalable, enfin bref, je lui dis : « Je ne vous aime plus. Je vous déteste même, séparons-nous, arrêtons de dormir dans le même lit, je ne veux plus vous voir, et je sais que vous n'en pensez pas moins, n'est-ce pas qu'il y a longtemps que vous ne m'aimez plus ? » Elle leva la tête de façon totalement absente et se contenta de soupirer à nouveau ; j'en avais assez de cette attitude digne d'une agonisante : « Mais enfin, dites quelque chose ! Je vous dis que je vous exècre et vous ne répondez pas ! Qu'est-ce que vous attendez, que je vous donne deux claques, que je vous frappe, que je vous tranche la carotide ! Cette indifférence est décidément bien le propre des femmes ; incapable de réagir ; aah ce flegme m'exaspère, vous êtes pleine de venin, vous êtes diabolique, reptilienne, de sang froid ! Vous n'êtes pourtant pas Sainte-Églantine, vous n'êtes pas un martyr ! Tout ce mépris que vous me montrer ; jamais je n'aurais du vous adresser une fois la parole quand je vois toute l'étendue de votre superficialité ; vous êtes vide, totalement vide, creuse et en plus de ça vous ne me regardez même pas dans les yeux, vous allez vous mettre à chialer, comme n'importe qu'elle gonzesse. Non mais, vous m'avez pourri la vie pendant un mois, et plus encore ; vous avez toujours conservé cette affreuse allure de porte de prison dès que vous avez compris que je ne vous aimais plus, d'ailleurs est-ce que je vous ai déjà aimé ; maintenant vous le savez, tout mon amour va pour C., votre sœur qui vous dépasse, et comment ! ne serait-ce qu'en dignité, ah ça y est ! vous vous mettez à pleurer....regardez-moi dont, montrez-moi ces larmes qui attendaient avec impatience ce jour pour couler, et pour me rendre cette séparation encore plus amère ; je n'en peux plus, vous m'avez consterné et il n'y a pas de mot pour dire tout ce qui m'agace chez vous ; j'espère ne plus vous revoir, et partir de cet endroit définitivement, avec C. lorsqu'elle sera rétablie ; d'ailleurs je suis sûr que vous la haïssez, et ce depuis ce jour où votre idiot de père l'a amenez à moi, je vous revoie sur ce canapé m'affirmant toute guillerette qu'il n'y a personne d'autre dans cette maison à part nous, lorsque soudain surgit la sublime C. à qui je rends visite toute les nuits depuis ce fameux jour, mais maintenant je pourrais partager et ses nuits, et ses journées, j'espère sinon que notre brève relation vous aura marqué d'une quelconque façon, en fin de compte, la seule chose que je vous dois, c'est C. et.... » Je m'interrompis car Églantine pleurait maintenant de manière vraiment sincère et je ne voulais pas l'accabler davantage ; je m'apprêtais à la consoler un peu quand même car je n'avais pas voulu être si dur et maladroit avec elle, maintenant que j'étais débarrassé d'elle, mais je ne voulais pas non plus avoir pitié de sa pauvre personne. Et puis soudain, le père est entré dans le salon, son visage me frappa ; il se mit à pleurer à son tour, je regardais Églantine qui suffoquait, elle se traina jusqu'aux bras de son paternel ; qu'avais-je dit ? Et puis, devant tant de tristesse, je fus comme frappé subitement à la tête, je me mis à trembler, je courus à l'étage, la porte de C. était entrouverte, je m'y précipitais, le docteur était à son chevet, je le heurtais et m'évanouissant dans les couvertures de la malade, mes yeux me piquaient. Qu'est-il arrivé, demandais-je, qu'est-il arrivé ? Et , après un long silence, « elle est morte. » Mais qu'est-ce qu'elle avait ? Pourquoi ne l'a-t-on pas soigné ? A leur tout le père et la fille montèrent ; je me redressais et me mis un peu en retrait, tandis que le docteur se retirait dans le couloir. Il n'y avait plus que ce spectacle devant mes yeux. Le père qui embrassait sa pauvre fille défunte, sa sœur qui ne parvenait même pas à la regarder. Mes yeux étaient postés sur le visage de C., profondément, j'étais fasciné et mes yeux se troublaient comme si un vent glacial soufflait dans la pièce. Comme j'écoutais de la musique, au salon, auparavant en attendant Églantine, j'entendis retentir depuis l'étage, le concerto de Schumann, celui en l'honneur de sa Chiarina ; au fond C. était ma Clara et j'avais l'honneur d'être son Robert. Ce n'était certes pas nos noces avec Clara, ce mariage dont elle me parlait sans cesse, elle était plutôt le piano et moi l'orchestre, et, malgré le père et la fille qui s'agitaient, nous devions bien nous répondre, passionnément, pareil à deux amoureux qui s'étreignent, mais c'en était fini, elle était morte et je devrais bientôt quitter cette maison, je n'avais plus rien à y faire. Plus tard, les deux autres sœurs arrivèrent tout à fait asphyxiées, elles avaient été prévenues par le père. C'est finalement du Schtroumpf qui retentit en guise de marche funèbre, personne ne l'entendait naturellement, sauf moi ; c'est sur cet air emphatique, sur ce chant du cygne spectaculaire que je vis une dernière fois C. Oui j'allais partir de cet endroit, j'irai retrouver ma solitude, je ne verrai plus Églantine, plus personne, plus jamais le « violoniste dissonant », j'étais un peu triste déjà, mais cette fois-ci, en partant, je tacherais, justement, de ne pas oublier Schtroumpf !

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