Les Carnets du dictateur, barcarolle III

Publié le par Jovialovitch


16 de février

     Des semaines étaient passées et je n'aimais plus du tout Églantine, je la détestais même, j'aurais voulu qu'elle fut morte ; au lieu de ça j'étais son prisonnier, à l'inique Églantine ; bien sûr il fallait rompre d'une manière ou d'une autre, mais C. voulait-elle après tout rendre trop folle de désespoir sa fragile sœur ? Il ne vivait alors que le non-dit, dans toute la maison, derrière les plus insignifiantes paroles de chacun, de moi et d'Églantine ; se dissimulait partout bien des allusions, bien des évocations qu'on feignait ne pas entendre ; mais si insupportable soit-elle, cette situation de sous-entendu, parce qu'elle est sensée être un état transitoire destiné à être dépassé, et bien elle ne me gênait qu'à cause d'Églantine qui ne se détachait vraiment plus de moi : moins je l'aimais, plus elle me collait ; cela aussi était du non-dit, et je ne lui en fit point la remarque. Au contraire, j'en usai même comme prétexte afin de demeurer tout le temps chez elle ; c'était en fait un véritable dilemme : rester ici pour être proche de C. ou fuir loin pour être débarrassé d'Églantine ? Par amour, (y compris de la souffrance), je choisis C., ce qui impliquait É. !

     Le maître de la maison, le père de famille nous avait foutu la paix ce qui avait laissé les lieux un peu vides, un peu tendus, sans légèreté, sans fougue, sans drôlerie, un peu trop féminins, épuisants, sans esprit ! Et d'autant plus du fait que C., la pauvre, encore malade, gardait le lit et n'en dut descendre durant la semaine, que deux ou trois fois, juste pour venir manger un peu, hélas elle nous privait de sa finesse et de son intelligence ; je lui apportais un plateau le reste du temps, mais, pas loin dans mon ombre, trônait mon Églantine attentive et pas peu fière. Je parvenais, encore heureux, les nuits, à me blottir dans les draps de C. qui avait beaucoup de mal à dormir, mais surtout, à se tenir éveillé, ce qui est bien là le paradoxe de toute maladie un peu sérieuse. Au fur et à mesure que les nuits passaient, les paroles que nous échangions allaient decrescendo et nos deux corps parlaient d'eux-mêmes. Il y avait aussi cette odeur, celle qui se brisait sur moi lorsque j'ouvrais à peine la porte de la chambre de C., et puis l'odeur d'Églantine qui me rappelait celle des draps de la lointaine Célestine, et que je ne supportait pas. Quand je dis que nous ne parlions plus, avec C., c'est encore inexact car elle et moi avions bien des sujets à discuter ; elle me parlait de mariage, oui toujours, et moi, qui m'étais ennuyé toute la journée dans les bras, non pas enlacé mais entrelacés, empoignés ! d'Églantine la tyrannique, j'avais eu le loisir de méditer à bien des paroles que je pourrais enfin, à la minuit, déclamer au visage blanc de ma convalescente ; ainsi comme j'avais depuis longtemps remarqué la singularité fascinante de son sourire, j'avais élaboré une théorie là-dessus qui, certes endormit C. au moment où je l'énonçais, mais n'en n'avait pas ôté son délicieux sourire.

     Généralement, mes petites sorties nocturnes se déroulaient parfaitement ; j'étais devenu un parfait et habile amant, et il ne manquait plus que l'été et que C. soit guérie pour que je lui vienne dorénavant par la fenêtre, du côté du jardin, chantonnant, une guitare à la main, et grimpant enfin aux plantes qui m'auraient conduit directement jusqu'à ses couvertures subtiles et ses rondeurs semblables. Pour autant, deux fois au moins, je frôlais la catastrophe ! D'abord, la première fois, le père était là et dans la nuit, au moment où je me précipitais dans les bras de mon amour, moi qui regardait derrière pour veiller à ce que personne ne vint, dans le couloir je heurtais frontalement le père et je dus me justifier ; je ne pouvais aller aux toilettes, ils se trouvaient dans la direction exactement opposée à celle que j'empruntais, alors je dus avouer, même si cela était parfaitement faux, que j'avais eu le désir de me dégourdir les jambes sous prétexte que je n'avais pas sommeil. Seulement, le bruit que nous avions fait auparavant n'avait été que trop fort et Églantine, comme C. avaient été réveillés et s'étaient postées à la porte de leurs chambres respectives, m'apercevant à mi-chemin des deux pièces ; bien sûr que la direction que mon corps prit fort sagement n'était pas celle que prenait mon cœur ; et je ne pus même pas le rejoindre ; Églantine, cette nuit-là m'étreignis tant que, pour elle, je dus servir de lit et de matelas et d'oreiller. La seconde fois, autant que je m'en souvienne, c'est une sœur qui s'aperçut de ma fuite et qui voulut me faire, un peu ironiquement, me faire venir dans ses propres draps ; au lieu de cela, je me déguisai en somnambule tout à fait léthargique et regagnai, le pas maladroit et indûment indécis, après trois ou quatre demi-tour de-ci, de-là, regagnai la chambre où je devais être, où le devoir me dictait d'être, je la regagnais certes ; j'étais fou de rage !

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article