Journal du paternel

Publié le par Jovialovitch

    
      Un jour, j’ai compris que je n’étais pas un génie, et que je n’avais pas le moindre talent. Sans doute, ce jour fut douloureux ; je ne m’en souviens plus. Mais depuis, je sais : ma vie passera comme un long fleuve tranquille, sans coup d’éclat, sans passion et sans fureur. J’y rentrerai du désir et de l’envie, il n’en ressortira que du silence, un silence lourd et pesant, qui étouffera mon nom dans le bruit du monde. Je vais avancer sans laisser de trace, comme un navigateur au milieu de l’océan ; je suis voué à n’avoir point de sillage ; à être oublié.

       Bien sûr, j’aurai très bien pu faire mon Salieri, jaloux de tous ces Mozart géniaux qui peuplent le monde, avec insolence et premier jet. Je ne le ferai jamais ; je crois que le talent est une affaire de régime, et qu’il faut savoir adopter au moment adéquat les bonnes « mesures de conservation et de protection contre la vulnérabilité de cette machine subtile fonctionnant sous une pression maximale qui s’appelle le génie », comme disait si bien ce génial Nietzsche, qui m’a donné une raison claire sur ma condition : un problème de régime.

        Aujourd’hui, je suis papa ; mon premier enfant vient de naître ; il s’appelle Léonard. Mon projet est de le faire vivre conformément à ces grandes dispositions, qui feront de lui plus tard, un génie. D’abord, nous verrons si l’enfant n’a pas quelque don : nous lui ferons régulièrement jouer du violon et du piano, nous le ferons dessiner et peindre rapidement, et nous le confronterons à l’art de l’écriture (et à celui de la lecture) le plus vite possible. Je veux que mon fil soir rondement instruit : le talent, disait Picasso, c’est recopier le génie des anciens, sans trop que ça se voit. Mon fils recopiera les anciens, c’est certain. Reste à savoir s’il aura du talent.

         Pour cela, nous n’avons pas le choix : mon fils sera malheureux, ou il ne sera pas. Tous les génies étaient mélancoliques ; le bonheur est l’allié de la page blanche ! Je veux lui faire éprouver toute l’horreur de la vie : mais attention, je le fais pour son bien : il s’agit de faire venir en lui l’inspiration, de le rendre capable de créer une œuvre sublime, parmi les plus grandes…. tout de même, je ne suis pas un monstre ! Certes, je ne le battrai pas, cela est trop commun : je vais surtout lui faire peur, devenir dans son esprit, à grands coups d’autorité, une sorte de figure tutélaire et suprême, presque sacrée ; je serai pour lui ce que Dante est aux italiens. Après tout, il n’y a pas de génie sans dieux, et je serai le sien. Un spectre éternel et total, omniprésent, qui tourmentera ses jours jusqu’à son dernier soupir : je serai son cancer, le drame de sa vie et j’incarnerai dans son âme la douleur atroce et perpétuelle qu’il voudra désespérément calmer par la création. Je serai l’encre rouge de sa plume tremblante ; la litanie qui lui dictera ses notes ; l’ombre sinistre qui choisira ses couleurs. Je serai la tumeur qui le hantera pour toujours, et qu’il voudra saigner par l’art, qui s’élèvera comme sa thérapie, son salut.

        La nécessité de créer est l’échelle du talent. Mon fils ne pourra s’en dispenser. Je veux pour lui une mère bienveillante, qui en fera un amoureux du beau sexe ; il cherchera sa mère dans toutes ses conquêtes. Je lui ferai voir des pays formidables, avec des souvenirs éblouissants ; je lui montrerai la réalité du monde, dans toute son horreur, et le traumatiserai de séparations insupportables. Je vais maîtriser la vie de cet être jusqu’à ce qu’un chef-d’œuvre inouï surgisse de son esprit : je vais le faire rentrer dans l’histoire, et j’y rentrerai à travers lui !

Publié dans Journaux intimes

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