Un vulgaire pont

Publié le par Jovialovitch

         Seul le soleil retenait l'attention d'Aïdigalayou qui clopinait laborieusement à travers les arbustes méditerranéens et la garrigue suffocante. Comme il devait arpenter des rocs érodés par les siècles et moult escarpements provençaux, l'esprit romanesque d'Aïdigalayou s'imaginait en vagabond mériméen, radieux et olympien, en quête d'un paisible endroit où il pourrait s'étendre et allumer un cigare, un tapis d'herbe confondant, un endroit qui fait les nuits chaudes. Tout n'était que végétation sur ces pans de montagnes tantôt rudes, tantôt élancés qui gênaient parfois la cadence saccadé d'Aïdigalayou égaré par les aspects catafalqueux du terrain lunatique. Il se frayait un chemin, certes dicté par la contrainte de la vallée, mais qui lui permettait de progresser dans la direction escomptée. Parfois, une brèche parmi les pins, une saillie rocailleuse permettait à Aïdigalayou de jeter un regard contemplatif sur l'horizon homérique qu'il habitait. Ce qui était touchant, c'était ce paysage inviolé. Jamais personne n'avait foulé cette terre et Aïdigalayou, être hypersensible, ne pouvait contenir les vifs battements de son petit coeur fragile. Mais pour éviter un infarctus, il s'arrêtait régulièrement.
        Aïdigalayou avait marché deux heures et profitant d'un écueil ombragé, subtilement humecté par un petit ruisseau guilleret, s'y vautra un instant. Il tressaillit lorsqu'il se réveilla, une heure après, quand il s'aperçut qu'il avait dormi intensément. Honte à moi, trouvât-il à dire alors qu'il ne s'était peut être jamais senti si bien. D'ailleurs il mit un certain temps avant de se décider à repartir à travers l'intense nature. Il dut dès lors escalader une immense pierre pyramidale avant d'être sur de longs mètres enfermer dans une frondaison laborieuse. Il s'en dépêtra avec la malice du renard et l'agilité de la perruche. Là, il fut bien aise de pouvoir accéder à une proéminence rocheuse exposée au vent et surplombant la gorge de manière triomphale. Il était ébloui. Le vent dans ses cheveux blonds, le soleil à l'horizon, quelques mots d'une chanson ; que c'est beau la vie, pensât Aïdigalayou. Les oiseaux chantaient en tournoyant au-dessus de ses cheveux, volants, eux aussi. Enfin le silence revint et Aïdigalayou retrouvât sa solitude. Il devait poursuivre sa route pour des kilomètres d'éternité.
         Mais voilà qu'une violente envie de pisser surprit Aïdigalayou tout décontenancé par l'intuition urinaire dont il prenait seulement maintenant conscience. Aïdigalayou se lançât dans une longue tirade : « Peut-être y a-t-il une heure, peut-être deux, peut-être un jour, qu'un besoin urgent, par ailleurs entièrement naturel s'est manifesté chez moi. Pourtant, comme je n'y ait pas songé, pas même l'espace d'un millième de seconde, je ne me suis pas rendu compte de la nécessité pressante. Cela ramène à la question de savoir pourquoi ne vivons-nous pas dans la perpétuelle préoccupation urinaire ? Après tout, c'est une chose qui arrive plusieurs fois par jour et nous faisons comme si nous étions béatement surpris par l'événement lorsqu'on le ressent et qui rend toute existence insupportable si il n'est point assouvi dans les plus bref délai... » Comme l'envie devenait impérieuse, Aïdigalayou préférât interrompre son discours et cherchât un endroit où il pourrait savoureusement pisser. Il repoussa deux genets et fut satisfait du lieu qui allait admettre son urée. Il releva la tête pour jouir davantage des premiers jets qu'administrait gaillardement son prépuce turgescent. Quelle ne fut pas sa surprise de voir qu'à quelque mètres devant lui se dressait, fier et majestueux, un pont titanesque qui traversait la vallée d'une manière des plus ahurissantes. Jamais Aïdigalayou n'avait imaginé une telle merveille ; merveille qui supplantait divinement le paysage rendu céleste par sa seule érection que les yeux avaient peine à appréhender entièrement. Toujours accaparé à sa grande affaire, Aïdigalayou ne savait que faire face à l'implosion qui détonait en lui et sa stupéfaction n'était que tremblements et sanglots incessibles. Il devenait incontrôlable et partout la pisse se répandait comme les geysers d'une fontaine, tandis qu'il ne pouvait s'empêcher de bondir partout et d'hurler sa joie qui résonnait dans un feu d'artifice vocal, dans la vallée fulgurante. Le spectacle dura plusieurs minutes avant qu'Aïdigalayou retrouva son calme et sa rémission, ne perdant pour autant rien de sa vitalité. Et puis il sentit une désagréable sensation humide l'étreindre. Tout son pantalon était inondé de pisse. Aïdigalayou fit la mou. Il ne dit rien et regarda à nouveau le pont qui illuminait la combe afin sans doute d'embrasser à nouveau un sentiment de plénitude. De toute façon c'est qu'un pont, dit-il finalement d'une voix monocorde qui n'était pas sans laisser poindre une once d'irritation.

Publié dans Nouvelles enivrées

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article