Journal d'un énorme bloc de rocher dressé comme une pyramide au bord d'un lac, hanté par l'Eternel retour

Publié le par Jovialovitch


        C’était en 1881, en août…..comme si c’était hier. Le type vadrouillait par–ci par-là ; il tournait dans le coin, je sais pas trop ce qu’il trafiquait mais il gribouillait pas mal sur des carnets tout plein de notes. Voyez le type… Il avait une énorme moustache aussi, un truc démesuré, fourmillant, excentrique ! un vrai barbare. Quant à moi, je prenais paisiblement le soleil, les oiseux fredonnaient, et j’étais bien au frais au bord du lac. Il était tellement calme, tellement serein, tellement silencieux, tellement impassible et doux qu’il en était glacé le Silvaplana, glacial même. Avec le soleil qui se mirait dans cette mer de tranquillité, tout ça, c’était beau. Enfin bref, le type avec sa sacré moustache touffue, il déambulait comme un enfant dans la contrée, n’importe où, autour du lac, à travers bois ; mais moi ça m’amusait pas ce remue ménage. Se glisser dans la plus profonde solitude des gens, voilà qui n’est pas sans me déplaire. Et surtout lorsque il s’agit de la mienne ! Ô où es-tu passé silence miraculeux ? Et toi, respiration divine ? Mais c’est pas tout ; le voilà qu’il vient dans ma direction maintenant le moustachu malappris ! C’est pas possible ça ! que j’me disais. Et puis bien sur, forcément, lorsqu’ il passa à coté de moi, il stoppa. Net ! Elle est pas mal celle là, j’me disais alors. Ce saltimbanque vénitien trouve le moyen de faire halte juste à coté de moi ! Comme pour me faire chier. Juste ici ! Merde alors ! Il est chié lui ! Pendant un moment il ne faisait que regarder le paysage. Moi aussi il a du me regarder. Et puis d’un coup, paf ! d’un coup il a explosé ! Il s’est crispé, il s’est mis à trembler comme un fou et il s’est mis à sauter de joie. Comme ça, d’un coup. Et puis il riait, il gueulait, partout, il courait, il dansait. Un vacarme pas possible qu’il me faisait ! Complément demeuré le type ! Et c’est qu’il arrêtait plus. Il faisait balancer ses bras avec des grands gestes débiles et il les repliait brutalement en fermant les poings et il se jetait par terre, et il roulait dans l’herbe la gueule ouverte. Il bavait, il pleurait, il gémissait, il ergotait. Et il s’est mis à dégueuler le dégueulasse ! Oh, ça l’empêchait pas rire, oh ça non. Ni de grimacer ! Il tirait la langue, faisait remuer ses oreilles et agitait toujours ses mains comme un chef d’orchestre. Il s’agenouillait alors, se foutait la tête dans l’herbe et se relevait derechef ! Moi qui était bien tranquille ! Ah le poids ! Ah le satané poids ! Ah le maudit poids ! Démon que j’geulais ! Renégat ! Mariole ! Mais le moustachu il écoutait rien, il s’en foutait ! Et le voilà qu’il se foutait à poil à présent ! Il a tout fait peter. Et il s’est jeté dans le lac. Comme ça ! Un éléphant ! Un gras et vulgaire éléphant sans foi ni loi ! Sali ! Sali le Silvaplana ! Ô pauvre de moi ! Ô mon bon Silvaplana. Tendre Silvaplana. Fini le calme, finie la quiétude, plus de paresse plus d’oisiveté ! Rien de cela ! A la place, une bombe ! De la dynamite dans la sérénité alpestre ! Rustre ! Canaille ! Et il lançait des pierres en plus l’indigent ! Il faisait tout gicler l’eau partout ! J’en ai même reçu des gouttes ! Et il chantait toujours. Et puis des fois il semblait d’un profond sérieux, baissant la tête avec gravité, fermant les yeux avec sagesse, près à pleurer……mais paf ! il s’esclaffait aussitôt et cognait dans la flotte ! Et hop, à nouveau il était soudain affligé, mais illico il se remis en rire et à déverser un flot de paroles aussi incompréhensibles qu’inaudibles (faut dire aussi que c’était de l’allemand). Complément démantibulées ses élocutions, du ton le plus grave au plus aigu. Chaque fois qu’il relevait la tête brusquement, ses cheveux trempés foutaient le camp à l’arrière dans un curieux chaos ! Comme si il voulait faire peur à mon cher lac bien aimé. Finalement il en ressortit un moment après en psalmodiant l’air de Carmen. Mais qu’est-ce que c’est que ce malade, que j’me dis. Il se rhabillait, et sautillaient partout, en pas chassés, en levant fortement les genoux jusqu’à la poitrine, il courait, où en montant les talons aux fesses ! Et il se mit alors à faire des roulades. En tirant la langue ! Jusqu’à ne plus pouvoir en faire ; sur la si belle herbe immaculée. Il s’arrêta enfin. Sa tête devait bien tourner ! Mais il sortit presque immédiatement de ses poches de ces vieux carnets sur lesquels il gribouille sans cesse. Il prit un stylo et écrivit un truc dans ce genre : « 6000 pieds au dessus de l’humanité et du temps » ! Quelque chose comme ça. Bizarrement, par la suite, il me fixa, très attentif, avec profondeur tout en refermant délicatement son carnet, le rangeant….Et puis il détala. En galopant jovialement et en valsant de rire, sur le chemin forestier. C’est pas trop tôt ! que j’me fis. Non mais qu’est-ce qu il me voulait celui- là !? Sacripant, va ! que j’hurlais. Petit insolent ! Et il continuai à cavaler à travers bois, autour du Silvaplana, sur la délicate lisière jusqu’au soir ; assassin ! 6 000 pieds au dessus de l’humanité ! En voilà une bien bonne tiens. Jamais entendu une connerie pareille moi. Non mais y s’fout pas un peu de la gueule du monde celui-là ! En tout cas j’dois dire que ça m’a bien fait marrer sur le coup. Enfin pour guère longtemps. Voilà que le lendemain, qui c’est que je vois revenir? Mon zouave moustachu ! de retour. Ô misère et affliction ! jurais-je désemparé. Ce n’est pas dieu possible ! Qu’est-ce qu’y fout encore !? Parce qu’il me refaisait tout son cinéma le malade ! Il chantait, il hurlait, il dansait, il se foutait à poil, et tout le bordel ! Et ce depuis 1881 ! Tous les jours il revient ! Depuis 1881, sans cesse ! Il vient me faire chier ! Sans cesse ! Depuis 1881 ! Depuis 1881 !
Au secours ! Au secours ! Au secours……

Publié dans Journaux intimes

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