Gertrudis contre-attaque

Publié le par Jovialovitch

         Comme elle était belle… Comme son âme psalmodiait les chœurs et le printemps… Comme ses yeux brillaient de mystère et de mélancolie… Comme ses lèvres menues se livraient aux doux sourires arqués de la séduction… Comme ses joues frémissantes rougissaient aux doigts du charme… Et comme elle a souffert ! Car aussi belle soit-elle, il n’est pas simple de porter le prénom de Gertrudis, même au XIXème !  « Mais où mes parents ont-ils bien pu trouver un prénom pareil ? » C’est bien ce que se demandant chaque jour la pauvre enfant, amèrement enfermée dans son boudoir, où elle s’exilait du visage d’autrui, seule en face d’elle-même, en n’ayant plus besoin de cette honteuse vignette grotesque pour la désigner. Gertrudis. Pouah ! Gertrudis !...
     Un prénom comme pas deux, grassement germain, qui sent le fer, le Moyen-Âge et la vulgarité à pleines narines, en de grossiers relents outre rhénans diablement insupportables. Un prénom teinté d’une pointe tatillonne d’origine Latine qui l’achève inélégamment en un simulacre désobligeant de baptême romain. Un prénom qui boursoufle de terre dans toutes ses syllabes atroces, qui dégage de ses assonances rocailleuses le fin fond de la cambrousse, et refoule gentiment la mistoufle dedans ses consonnes malodorantes. Un prénom qui donne un monumental discrédit à celle qui le porte, en la plaçant dès le départ aux yeux d’autrui, dans le camp des faibles d’esprit lymphatiques pour qui le mot « livre » n’évoque rien d’autres que des recettes de cuisine. Un prénom enfin, remplie d’une affreuse fantaisie, d’une audacieuse inventivité morbide, et d’une rareté telle qu’il en devenait une bizarrerie curieuse, que des parents baptiseurs ignoblement souriants pouvaient exposer telle une découverte nominale unique au monde, tombée par providence sur leur enfant.
           La jeunesse de Gertrudis en fut changée… gâchée ! Bien que pourvue d’un éclat qui illuminait le comté de son père, ça n’allait pas très fort, avec les garçons. Comment en effet, réussir le pari fou d’écrire une lettre d’amour vibrante de sentiment et de sincérité, où il s’agit de déclarer passionnément sa flamme ardente pour un beau jouvenceau, en signant après une magistrale envolée lyrique : « Je vous aime… Gertrudis » ? Dans l’autre sens, par quels moyens fort habiles peut-on avouer son amour à une fille qui s’appelle Gertrudis. Déjà que ce n’est pas facile en tant normal, alors avec Gertrudis, c’est à en perdre son latin (et son sérieux). A cause de cette misérable étiquette qu’on lui avait infligé arbitrairement, Gertrudis voyait son intériorité mystifiée par des apparats traîtres et trompeurs. Aussi, décida-t-elle de régir.
            Ainsi, décida-t-elle de s’inventer un prénom. Le sien. Non pas un prénom reconnu par la société humaine, de ceux que l’on peut donner à tous, et qui en ce sens, sont bassement conventionnels, comme par exemple Nicole, Chantal, Mireille, Sylvie et autre Pascale, qui ne sont en sommes que de vulgaires étiquettes pour se reconnaître les uns les autres.  Là, elle désirait un nom qui exprimait ce qu’elle était. Dans le plus intime de son essence. Comme un titre. Un nom qui allait la caractériser, la définir, exprimer à autrui ce qu’elle était au fond d’elle-même, décrire sa pulpe la plus secrète. Un nom que personne d’autre qu’elle n’aurait pu porter. Un nom qui allait exprimer son âme, en somme. Et pour toute sa vie, être le sien, définissant l’Idée qui faisait d’elle ce qu’elle était... A ce jour, Gertrudis est encore en train de chercher.

Publié dans Nouvelles enivrées

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