Journal d'un productiviste convaincu

Publié le par Jovialovitch

Frederick-Winslow-Taylor.jpg       Cette nuit…j’ai rêvé ! Bon Dieu, non ! Cette nuit, j’ai rêvé ! Je le sais bien, pourtant…je le sais bien, qu’il ne faut pas que je dorme sur le ventre !... Sinon, je rêve !... Je le sais bien !... Je dois réagir, je dois trouver un système…sinon, je vais encore tomber dans le psychédélisme le plus ésotérique …je m’y refuse ! Il faut que je bricole quelque chose, que j’installe des planches sur mon matelas…que je couse des tringle sur mon pyjama…que je cloue des drapière sur mes bas de lit : où je vais encore fantasmer en des songes érotiques toute la nuit… et c’est mal ! C’est contreproductif : mon sommeil doit être réparateur, un point c’est tout !

        Je hais l’imprévu, je déteste l’irrationnel, j’abhorre l’illogique !… Je refuse de sombrer dans ce qui n’est pas quantitatif… dans ce qui m’échappe !… Et mes rêves, je ne sais pas d’où est-ce qu’ils sortent…je ne sais comment mon cerveau est capable d’aller imaginer ces balourdises inutiles, aussi détestables que le plus oisif des tire-au-flancs ! Je refuse de rêver ! Je réfute l'instinctif... Je m’oppose à l’aberrant comme aux sourires, aux regards que l’on s’échange : je veux supprimer la part d’humanité qu’il y a dans ma carcasse coruscante comme dans celles des autres ! J’aurai aimé être une fourmi… En voilà un animal, la fourmi ! En voilà, un peuple, avec une vénérable organisation du travail… Elles sont fascinantes les fourmis…elles dansent par terre, avec leurs tâches, leur puissance… Quand je les vois, je suis ému… C’est comme quand j’observe des machines… Quoi de plus bouleversant que ces mécaniques froides et ponctuelles, qui reprennent, avec toujours autant de précision, ce geste qu’elles reproduisent à l’infini… l’infini… l’absolu…

      Ô déesse Productivité… Ô sacro-saint Rendement… Ô divin Profit… Puisse mon Organisation Scientifique du Travail changer la face du monde… Puisse l’homme devenir travailleur, qu’il ne rêve plus…qu’il ne sourit que si on lui le demande, et que d’une seule et même façon ! Puisse l’humanité devenir la fourmilière… Puisse la civilisation devenir l’unité de production gigantesque qui tournera à plein régime pour les siècles des siècles ! Que tout soit savamment planifié, adroitement rationalisé, intelligemment calculé, expertement agencé, prestement normalisé, minutieusement programmé, parfaitement facturé, froidement structuré et  scientifiquement organisé : je veux que tout se déshumanise sous l’ardent soleil de la performance ! Que l’on se dépasse, que l’on se surpasse ! Qu’ils cessent de penser, de rêver, les ordures d’ouvriers, qu’ils deviennent chimpanzés ! Qu’ils deviennent fourmis !... Machines !  
        Qu’on interdise le rêve et les divagations, qu’on se concentre bien sur le petit geste qu’on exige de nous : et qu’on ferme sa gueule ! Ah ! Le siècle qui s’annonce sera le mien : il sera total, on sublimera l’homme comme on l’asservira…ses plus vils penchants disparaîtrons sous sa masse de travail… Il ne vivra plus que par et pour le Travail… Travail...Travail, toujours plus : travailler plus pour penser moins ! Que le capitalisme brut, total, plein carat, pure sucre, massif, s’en vienne…que le monde tremble, sous ses pas !

Publié dans Journaux intimes

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P
On dirait la pensée du chef que rencontre le narrateur du Voyage au bout de la nuit aux USA. ce fabuleux passage où la machine broie la pensée. Mais je suppose qu'une telle rigidité vient plutôt d'un fondamentaliste comme Taylor. Je ne reconnais pas le portrait.<br /> Bises Jovial.
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J
Le productiviste en question (et son portrait) est justement Taylor...Bravo, Polly !
C
le monsieur est serieux sur la photo
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