Les cavatines

Publié le par Jovialovitch


     Comme la joie est quelque chose d'intéressant. Mais ce qui l'est encore davantage, se sont les gens qui perçoivent en elle de la tristesse et de la mélancolie. Moi-même je n'y avais jamais prêté aucune attention, mais je fus si étonné de m'en rendre compte par hasard, que depuis, plus un moment où la joie m'emplit le cœur et l'âme, n'est totalement qu'une joie. Je devins l'ami d'un homme tout à fait fascinant que j'admirai totalement et que je voyais régulièrement, avec lequel enfin je discutât longtemps avant qu'il voulut bien me livrer le secret de son rire qui était aussi insincère qu'excessif. Comme j'étais particulièrement intrigué par ce rictus théâtral et tout à fait hilarant, je m'efforçais précisément de faire rire cet homme afin de bien l'observer, je parle de son rire, qui était d'une totale facticité et se manifestait, curieuse chose, avant même que j'eus fini de prononcer des drôleries auxquelles par contre il avait presque cesser de rire, il est vrai qu'à force de boutades, mon humour ravageur faiblit jusqu'à se tarir, où plutôt, gagna-t-il en médiocrité. Mais l'homme m'invitât chez lui car il voulut me faire part de ses dons culinaires ; il se trouva qu'il était un grand mélomane.

     « Savez-vous, me dit-il, qu'il m'est impossible d'être sincère quand je ris. » Je répondis qu'il m'avait semblé avoir remarqué cela mais que je n'y avais guère prêté d'attention. « Voyez-vous, quand je m'esclaffe, ou tout simplement lorsque j'éprouve de la joie, je suis confronté à une force opposée qui se refuse à mon exaltation et qui veut me faire ressouvenir d'une mélancolie que j'aurai omise, emporté que je suis dans mon impétuosité et ma jovialité soudaine. » Je m'étonnai de ce sentiment et, bien content, je lui dis que, moi-même, avais toujours ressenti une félicité pleine sans la moindre contre-joie. Il prit à ce moment précis un air dont la sournoiserie m'effraye encore et me fait fermer les yeux devant une malice qui paraissait en l'occurrence tout à fait authentique. Il vida son verre de Saint-Emilion et se leva de la table, il se dirigea en direction de ses cd, en saisit un sans même regarder ce que se put être, sans doute avait-il une connaissance parfaite de l'emplacement de cette musique qu'il s'empressa de me faire écouter en sollicitant mon attention. Il y avait dans cette cavatine qui n'en n'était pas une, une gaieté qui semblait du badinage, puis deux voix adolescentes, celle d'un jeune homme, celle d'une jeune femme, qui s'entreposaient successivement jusqu'à ne faire plus qu'une, cadencée, où le badinage devenait un bonheur à la fois tendre et affectueux, mais tellement cocasse et extravagant. J'entendis l'air à vingt reprises sans que j'en saisi une quelconque note qui fut de la tristesse. Je croyais entendre un air foncièrement comique et je ne comprenais pas l'entêtement de cet homme qui voulut que je quittât sa demeure seulement lorsque j'aurai enfin perçu le phrasé mélancolique de son enregistrement de 1950. Il commença à s'énerver car il crut que je n'avais donc aucune sensibilité, ce à quoi j'objectai que je pleurais toujours à la fin des opéras de Puccini.

     Alors il me fit écouter une vingt-et-unième fois l'air fameux. Alors que la gaieté paraissait tout dominer, il me regarda avec insistance et il me dit « C'est là ! ». J'écoutai donc et, effectivement, je crus saisir des fragments de tristesse infinie mais cela était encore imprécis et fort ambigu. « Remettez-le. » demandai-je. Il le remis et cela se précisa. « Remettez-le encore une fois. » « Attendez, encore une fois, je vous prie ! » « Une dernière ! » « Un instant. Remettez-le ! » « Oui ! » « Encore ! » « Un instant, une autre ! » « J'y suis. » « Remettez ! » « Encore ! » « Oui !... » J'étais en train pleurer et je ressentais un déchirement aigu ; j'avais perçu cette phrase terrible qui me parlait au cœur si vivement, d'une façon si profonde ; il y avait encore toute la mélodie gaie qui l'enveloppait, elle montait comme une balançoire jusqu'au moment subtil, infinitésimale, où la mélodie délaissait sa gaieté ; moment qui est celui durant lequel la balançoire cesse de monter, s'apprête à redescendre, se suspend dans un instant d'éternité ; j'étais ici : il y avait une tristesse absolue dans ce fragment qui me fit l'effet d'une asphyxie physique ; quand j'arrivai chez moi, je me jetai sur l'édredon capiteux de mon lit en bois, la tête la première, et je pleurais de milles larmes car j'avais compris tout le tragique de l'amour de ces deux jeunes gens qui se félicitaient de leur passion, qui se félicitaient de leur union, liés l'un à l'autre d'un lien mortel, tout adolescents qu'ils étaient, et qui s'apprêtaient à recevoir le bonheur d'un fils, d'une fille, puis d'un autre fils, et d'une nouvelle fille, encore ; pour le moment ils étaient tous deux seuls, insouciants, dans la projection de leur existence bienheureuse ; il s'apprêtaient à être encore davantage heureux alors qu'on ressentait au plus profond de leur joie absolue, une phrase terrible, la phrase. La musique commençait sur des tressautements insolents et de folle ardeur, ils se changeaient en une affection belle et intense ; ils s'achevaient dans une envolée tragique et insondable où il fallait voir du chagrin et de la gravité ; là même où j'avais cru entendre une suprême vitalité. La fin de la joie dans la joie présente, et débordante.

Publié dans Nouvelles enivrées

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D
La mélancolie dans la joie, je l'ai souvent éprouvée. Ce n'est pas Léo Ferré, en photo sur cette page, qui me contredira.
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