Comme un index dressé vers le ciel...

Publié le par Jovialovitch

     Lorsque l’occasion se présente, qu’une soirée longue et joyeuse se dresse devant lui, qu’une fête animée sans chichi ni fredaine lui tend les bras, que les saveurs rauques et parfumés de l’ivresse viennent lui sourire gentiment, Marcus Patrouille ne dit pas non. Et là, dans le bruit mélodieux de gerçures dionysiaques, il s’enivre de tout son corps, il s’émeut tous les recoins de l’âme, il verse au dégoulinage le plus débauché, il s’épand mouillé de l’ivrognerie sèche et audacieuse des seigneurs de l’éthylotest, en des instants oubliés et extatiques où  la boisson lui rentre par tous les trous, comme s’il plongeait menu dans un lac de petit lait. De la folie, de l’épanchement flasque et cotonneux, une vraie éponge ambulante, le Marcus : il pompe tout, à s’en abîmer la besace, à s’en flageller rudement le foie, à en faire un appel solennel et mystique à la cirrhose… et sacré nom d’un chien, il en mord méchamment, Marcus ! Ah, il s’amuse !... il l’aime l’ivresse, il en goûte volontiers ! Il y plonge facilement, et une fois dedans, il n’en ressort plus : un poisson dans l’eau, qui barbotte, qui  barbotte, une bulle dans l’air, qui monte, qui monte… un rien, qui glisse et qui roule, dans du bonheur en plus-value !

         Il n’y a certes rien d’anormal à cela. Marcus n’est pas un cas. Ce n’est pas une étrangeté. Ce n’est pas une anomalie. Bien au contraire : quel vif et sain plaisir que de se libérer quelque instants d’oubli de l’atroce poids de l’existence, d’abandonner l’espace d’une beuverie la moindre pensée métaphysique, de se débarrasser par la catharsis éthylique de toute considérations transcendantales ! Mais attention !... A chaque fois qu’il s’épand les yeux dans les yeux avec la mère eau-de-vie, voilà qu’un insolite phénomène survient soudainement : un automatisme monomaniaque et inexplicable. En effet, sa main droite, main droite parmi les mains droites, adopte une étrange position : l’auriculaire, l’annulaire et la majeur, d’un commun accord, se referment en une courbure digne d’un poings fermé, et se voient ainsi retenus par un pouce qui exerce contre eux une pression unificatrice. Puis, l’index, le beau, le bel, se redresse. Et voilà sa main droite, qui ainsi formée, s’élève vers le ciel, son bras droit se tend, il s'hisse au dessus de sa tête, et reste là-haut, ériger comme un dorique. Et c’est partit pour des heures. Ca n’arrêtera pas. Toute la soirée. Tant qu’il aura de l’alcool dedans ses veines, il maintiendra ainsi, sans en avoir pleinement conscience, son doigt, sa main, son bras.

        Qu’est-ce à dire ? Ce doigt, qui s’élance au ciel comme une verge, comme une colonne grecque sous le soleil de Diogène, comme une forêt de séquoias californiens pendant le printemps… que veut-il dire ? Pourquoi s'envoler ainsi, vers les nues, quoi qu’il se passe sur la croûte terrestre ? Ce geste, du doigt debout, dressé en l’air, affirmateur, quintessence luisante de l’homme désinhibé qui perd notion des choses et qui s’abandonne, tout nietzschéen qu’il est, c’est le surhomme ! Le voilà, qui grisé, hors de lui-même, surpassant sa propre nature, il montre du doigt le soleil ! Il pointe de l’index le créateur, l’architecte, le ciel, où brille dans la nuit caillée le monde des idées et le sens de la vie ! On voit dans ce petit homme nommé Marcus, bleu comme un rond de pelle, saouler, enivré tout plein, toute la symphonie de l’être, qui, jovial exalté révolté, s’élève contre les éléments, contre les forces de l’univers qui l’écrase, par ce simple doigt, croche-pied rigolard contre la mort imbécile ! Et le voilà qui monte, béatifié, tel l’homme rimbaldien, chaotique et déréglé, vers l’éternité, par cet index héroïque et inoubliable, qui sous les chants wagnériens du petit bonhomme en mousse, clame claquant, que « Dieu est mort ! »… (Et ensuite, il vomit et il va se coucher…)

Publié dans Nouvelles enivrées

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