Voyage au bout de la rue

Publié le par Lukaleo

small.jpg       François Allman a toujours aimé décamper les soirs, tard dans la nuit. C’est bien simple, toutes les nuits, quand les voiles légers de la sombre nébulosité du ciel recouvrent la terre, il sort de chez lui, et se lance dans une longue marche, aussi rituelle qu’improvisée. En vérité, il ne sait pas où il va ni quand est-ce qu’il va revenir. D’ailleurs, le fait de se perdre ne le gêne pas plus que ça : c’est au fond ce qu’il préfère. Lorsqu’il se retrouve seul avec lui-même, perdu dans le noir bleuté de la nuit dont il observe l’écho silencieux, il est bien. Les gens dorment, la ville aussi. La petite mort envahit le globe. C’est comme un froid intermède qui met en pause la marche du monde. Rien ne bouge quand il se repose l’esprit dans les quartiers mal éclairés de la cité, sauf son ombre distendue, qui s’étiole devant lui, comme le reflet déformant de son être fatigué. Il n’y a que le bruit de ses pas, qui accompagne modestement le sombre vrombissement sourd de la musique du silence nocturne.

      François Allman est à vrai dire un oiseau de nuit. Au début, quand il commençait à peine ces balades nuiteuses, il ne faisait rien que le tour du pâté de maison, mais rapidement, il en a eu marre. Il cherchait quelque chose qu’il jugeait lui-même d’indéfinissable, comme une fuite éveillée, pour quelque instants, se retrouver avec lui-même, sans rien autour, que du silence, au milieu des hommes. Rapidement, il restait des nuits entières dehors, sans dormir, comme s’il trouvait dans ces divagations solitaires un plaisir qui le rendait dépendant. C’était en somme une conduite adductive. C’est en tous cas bien ce que pensait son épouse « Y’en a marre, il est jamais là la journée, et la nuit, il faut qu’il trouve le moyen de partir ! » Nul doute que le désolation de madame Allman était compréhensible, un mari qui n’est jamais à la maison, c’est tout de même rageant : « Surtout quand on est nymphomane ! » poursuit madame Allman. « C’est à croire que je vais devoir me payer les services loyaux et dévoués d’un maquereau !

       La situation n’était dès lors plus possible. Mama Allman demandait à son époux insociable de bien vouloir faire l’effort de consommer son mariage, et puis au-delà de ces basses considérations charnelles, de cesser ces impétueux délires randonneurs nocturnes, « parce que c’est pas une idée de sortir seul dans la nuit, avec tous les fous qui traînent dans les rues à ces heures-là de la nuit ! » Mais plus Madame Allman demandait à François de mettre un terme à son petit plaisir, plus ce dernier continuait : maintenant, il restait dehors de minuit jusqu’à six heures du matin ! Ainsi, madame Allman fut contrainte d’acheter un vibro-masseur, et François en profita pour rester dehors, seul, à se promener dans les rues désertes d’une ville endormie pour encore plus de temps qu’à l’accoutumé. Absent le jour, à cause de son travail, il l’était maintenant, la nuit, et souvent ne mangeait-il même plus à la maison ! En total désarroi, madame Allman, demanda en dernier recours ce qu’il se passait pour de bon dans sa tête pour qu’il sorte ainsi les nuits !

      Là, François Allman, en la toisant farouchement, lui répondit froidement avec toute sa verve d’homme blessé, subissant de plein fouet la triste flétrissure de l’échec : « Mais parce que tu m’emmerdes ! »

Publié dans Nouvelles enivrées

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