En passant rue des merdes

Publié le par Jovialovitch


       Anthony Flibustier habite un appartement cossu ; il ne s’en plaint pas, il y est très bien. Le même Anthony Flibustier est banquier, et par un étrange effet de cause à effet, il travaille dans une banque. Cela lui plaît, cela colore sa vie d’une teinte coconnière et dorée, c’est bien vrai aussi, mais tout de même : cela pose un problème. En effet, tous les jours, il doit se rendre sur son lieu de travail, et pour cela, il doit suivre un chemin prédestiné, qui passe nécessairement dans une venelle mathématiquement inévitable : la « Rue des Merdes ».

        Ce vendredi là, justement, il se rendait au travail ; au « bureau », comme il a coutume de dire. Comme à chaque fois, pour arriver à l’heure, il n’avait pas d’autres choix que de passer par l’immonde et maudite rue. Alors il se force, alors il marche, il s’avance et s’approche. Et là, il traverse le trottoir, s’engage sur un passage piéton, débouche sur une longue et sombre percée : le voilà dans la rue des merdes… Comme à chaque fois, un inévitable dégoût l’emporte, une sensation de malaise l’envahit, une puissante envie de crier lui saisit la gorge, il se mettrait à courir, il se mettrait à vomir, à pleurer, à se foutre à poil dans une transe apoplectique d’une violence inouïe… Certes, il ne fait rien de tout cela : il se tait, il supporte, il garde droit son chemin, et il avance, en serrant bien fort les poings, la mâchoire et les fesses. Stoïque, le mec.

        La rue des merdes ! Une rue marquée du sceau de l’infamie, une rue où toute la saleté crasse du monde s’entasse. Caniveaux sans lumières, flétris de défections canines, uniques et sordides ! Lieu étrange et damné (oui, damné !) où sans cesse, depuis des lustres, tous les matins, s’amoncellent des tombereaux de choses inertes et mortes, bousillées crapoteuses et sans vie !... des matelas, des milliers de matelas, rayés, troués, poussiéreux avec les lattes qui vont avec ! Des lits démontés, entiers… des télés bouffies, brisées, grise et seventies ! Des chaises tordues, des œufs cassés par centaines, des pots de peinture vides et vidés, des baignoires en fontes, de grands cartons marqués, des rouleaux de choses en vrac et de tous ce dont on n’a plus besoin… de partout, des tas, devant des portes, de gros tas d’ordures, dépôts sauvages d’encombrants, où pullulent l’immondice, et le germe de la peste bucolique ! Pouah… fatalité pourrie !

          Anthony Flibustier a supporté l’insupportable plusieurs mois. Mais aujourd’hui, en ce vendredi de fin de semaine de fin de mois, s’en est trop ! Oui trop ! Trop de saloperie, trop de putasseries, trop de crasseries sinistres et lugubres ! Assez ! Il va rentrer dans l’un de ses immeubles !... il va monter les escaliers !... il va aller les voir, ces dégueulasses qui pourrissent le trottoir ! Il va aller leur casser la gueule, bordel de nom de dieu ! Il n’en peut plus ! Il fulmine, le pauvre homme ! Il a l’Empereur de Beethoven qui résonne dans ses oreilles ! Il rage sec en sus ! Plein le dos, mignardises à la con, ouais ! Non mais sans blagues ! C’est interdit, ces poubelles publiques ! A ciel ouvert, non mais oh ! Où qu’ils sont ces porcs, ces putois immondes, qui entassent leurs ordures dans les rues tous les matins ? Mais que fait la police ?...

          Pis soudain, alors qu’il bougonnais sévère, la voilà qui était sorti de la rue des merdes. C’était redevenu tout propre, tout nickel, impeccable. Il ne se retournait pas ; mauvais souvenir que le rue des merdes ! Il avançait : devant la fuite ! Il savait qu’il y remettrait les pieds, tout à l’heure, en revenant chez lui. Mais d’abord, le bureau ; travailler, ça allait le divertir un peu. Il y penserait plus à cette rue. Jusqu’à ce qu’il y revienne… Vingt ans que ça durait, l’histoire… Rue des merdes, on verra bien…

Publié dans Nouvelles enivrées

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