La double vie de Lucien Trompette

Publié le par Jovialovitch


 

     Trente ans de carrière ! Trente ans de carrière et aucun doute, pas le moindre, aucune incertitude, une pleine et totale considération de ma noble tâche, une dévotion entière à ce métier qui occupe en vérité ma vie, certes dans le silence et l'effacement, mais qui l'occupe comme une passion, plus qu'une passion, une raison d'exister. Pourtant, si jamais n'avais-je l'once d'une seconde douté de ma vocation, de ma vocation de chasseur de mouches, aujourd'hui tout a changé ; ma vie en a été bouleversée, tous mes repères ont disparus, je ne sais en vérité qui et ou suis-je. Le plus dur fut sans doute de perdre d'abord sa raison d'exister, puis rapidement sa femme, qui vous quitte presque honteuse d'avoir partagé sa vie avec vous, et puis finalement votre famille, vos enfants que vous ne voyez plus, enfin, tout ce qui vous restais d'amis. Pour auréolé le tout, vous êtes viré de chez vous à coups de pieds au cul et vous vous retrouvez à la rue pour une connerie.

     Non, vraiment, l'humiliation qui a été la mienne dépasse l'entendement, et notamment par le simple fait que je fus moi-même responsable, d'une certaine façon, de l'opprobre que je me suis attiré pitoyablement. Ma réputation ternie, c'est de mon image dans le quartier qui a été ternie bien que tous ignorassent pourquoi. Et encore, si tous auraient su, c'eut été pour moi bien pire. En effet, la dépression qui s'empara de moi alors, le traumatisme violent qui me transperça m'emmena à l'hôpital où j'y demeurât des mois entiers dans un état proche de l'Ohio. Mais ce qu'il convient de dire, c'est toute la fragilité psychologique qui a suivie. Je suis devenu hypersensible, et malgré les cures psychanalytiques que chaque semaine j'effectuais et toujours, il semble que je sois à jamais marqué par le choc qui a été le mien. Néanmoins, je peux l'affirmer à ce jour, je suis définitivement sortis de la drogue et de l'alcool ce qui constitue bien pour moi un grand pas lunaire pour l'humanité. Et ce grâce à ma chère et précieuse Stella.

     C'est fasciné par mon père, durant mon enfance, que j'en viens vite à m'éprendre pour la chasse à la mouche. Au début, je tentais, pour jouer, de les attraper à la main, lorsque celles-ci se posaient. Déjà ma vocation m'apparut. Ensuite, c'est au vol que je les captais avec un taux de réussite remarquable. Enfin j'eus une période où je confectionnais moi-même foules de pièges astucieux et fort efficaces qui plus est ! Mes captures dépassaient en été la trentaine ; mon père me félicitait, certes un peu amusé par ma quête juvénile qui pourtant allait devenir ma mission sacrée. Ainsi lorsque j'obtins mon bac, par ailleurs brillamment, je décidai de tout arrêter et malgré l'opposition virulente de mes parents, de me consacrer corps et âmes à la chasse à la mouche qui recevait de ma propre personne une approbation infaillible. Bref pour moi, ma voie était toute tracée et mon génie évident. Mais, hélas, trente ans plus tard, arrivât ce que mon obscurantisme et ma tâche acharnée ne pouvait même apercevoir, arrivât ce qui causa ma tragique chute, à savoir, la terrible découverte qui fut la mienne, en un jour pourtant si clair, si lumineux, si coloré. Persuadé encore que chacune de mes victimes était une victoire nouvelle sur les Mouches dont l'incompatibilité avec l'espèce humaine n'est plus à prouver, j'appris, au hasard d'une lecture, que celui qui tente d'écraser une mouche aujourd'hui, tente de tuer en vérité la même mouche que son arrière-grand père tentait déjà d'écraser ! Autrement dit, que après moi, on voudra encore se débarrasser des mouches inopportunes, qu'il y aura encore des mouches comme il y en a toujours eu, que toutes les mouches que je peux tuer aujourd'hui n'y changeront rien, et ce, jusqu'à la fin des temps. En d'autres termes, à quoi bon se faire chier ? Phrase par ailleurs terrible quand on sait que la moitié de ma vie a été vouée grotesquement à une fin vaine. Après trois tentatives de suicide, j'ai finalement décidé d'accepter la fatalité et le sort qui s'abattit sur moi en ce jeudi ensoleillé et si rayonnant. Et après de longs moments de réflexions, m'est apparu soudain le ridicule de ce loufoque Hitler qui voulait tuer tous les juifs ! Ahah ! Quel idiot ce type ! Ah si j'avais été là en 40, je lui aurais dit moi : « Hé Hitler, a quoi bon se faire chier ? »

Publié dans Nouvelles enivrées

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